Le Cheikh Sidi-Ben-Amar
Bien connu dans notre région, dans tout le département et au-delà, il était, véritable patriarche, le chef religieux, le grand marabout (1) de la Zaouïa (2) de Nédromah. Il jouissait d’une réputation d’homme exemplaire, juste et bon. Son autorité était reconnue par tous. Vénéré par les musulmans, il réglait souvent entre eux des différents sérieux et difficiles qui déchiraient des familles, voire des douars, dans cette région montagneuse, difficile d’accès, peuplée de Berbères (3). Il a rendu dans ce rôle d’apaisement de grands services à l’Administration, ce qui lui a valu, je crois, la légion d’Honneur.
Mais il était surtout connu pour ses dons de guérisseur. Sa renommée, très étendue, venait de ce qu’il a soulagé, voire peut-être guéri, bien des malades de toutes confessions souffrant de rhumatismes ou de sciatique. Il avait un grand sens de l’hospitalité et ne se faisait pas payer. Très courtois, il parlait doucement et sans doute apaisait ainsi moralement la douleur du malade avant même de la supprimer.
La sciatique.
Quand on souffre atrocement, sans arrêt, quand on ne sait plus à quel saint se vouer, on essaye n’importe quoi mais Sidi ben Amar ce n’était pas n’importe quoi, ni n’importe qui. Il avait à la fois une connaissance des choses et un don. Son remède était de percer, sans douleur, le petit appendice cartilagineux (4) de devant l’oreille avec un fil de laiton qu’il refermait en anneau. Le geste était accompagné de quelques mots en arabe, sans doute une incantation. J’ai connu une personne qui, ne pouvant plus supporter une sciatique qui revenait périodiquement et la faisait souffrir au point de ne pouvoir poser le pied à terre, accepta enfin de consulter Sidi ben Amar. Comme elle ne pouvait se déplacer, c’est le Marabout qui, malgré son grand âge, est venu jusqu’à l’auto. Après lui avoir passé l’anneau dans l’oreille, il lui dit : « Descends toute seule ». Elle obéit, doucement mais sans aide. Plus tard elle m’expliqua que dès le percement de l’oreille elle avait ressenti comme un alourdissement de sa jambe puis un fourmillement, comme si elle était endormie, insensibilisée, et l’atroce douleur qui la tenait depuis plus d’une semaine s’était changée en une appréhension de ne pouvoir s’appuyer sur son pied sans le réveiller. Ce soulagement quasi instantané a été d’autant plus spectaculaire que cette sciatique qu’elle traînait depuis plus d’un an à intervalles irréguliers ne se manifesta plus jamais. Comme explication, on laisserait entendre qu’un nerf du grand sympathique passerait par là ? Voici un autre exemple de l’art de Sidi ben Amar.
La rage
Nous avions dans la petite ferme que nous habitions à l’écart du village deux ouvriers indigènes logés avec leurs familles derrière notre maison. Eux, et les enfants surtout, traversaient souvent la grande cour. Ils connaissaient très bien le gros chien de garde qui allait et venait au bout d’une longue chaine glissant sur un long fil de fer. Un jour, ce chien qui d’habitude jouait avec les gosses, devint triste et perdit l’appétit. Par précaution nous l’avons mis dans le jardin, devant la maison, à l’ombre des arbres fruitiers. Son état ne s’améliorait pas, il arrachait l’écorce des arbres avec ses crocs, s’entortillait dans sa chaine, renversait tout ce qui était autour de lui. Un matin, notre ouvrier Dahmane trouvant le chien emmêlé dans sa chaine, voulut le dégager. Mal lui en prit. Le chien, devenu hargneux, le mordit aux mains et à la figure et c’est tout en sang qu’il nous appela. Après avoir soigné ses plaies nous avons alerté le vétérinaire qui examina longuement le comportement du chien et déclara que c’était bien la rage et qu’il fallait abattre la bête ce à quoi on se résigna. Il fallait ensuite envoyer sans tarder Dahmane suivre le traitement antirabique de l’Institut Pasteur. Mais là, refus catégorique de notre ouvrier d’aller à Alger, tous frais payés cependant ! Les injonctions du garde champêtre indigène, du secrétaire de mairie, des gendarmes mêmes n’y firent rien. Il prétendait que Sidi ben Amar le guérirait. Il partit d’ailleurs le soir même, à pied, tout droit vers la Zaouïa. Il était de retour le lendemain et nous montra ce que le Marabout lui avait donné : une assiette ordinaire, creuse, blanche, recouverte intérieurement d’une grosse écriture à l’encre marron clair, en caractères arabes stylisés au point de me les rendre difficiles à lire. Sidi ben Amar lui avait recommandé de versé, en arrivant chez lui, un peu d’eau dans cette assiette et de la remuer doucement pour dissoudre l’écriture puis de boire cette eau. Ce qu’il fit. Les morsures du chien se cicatrisèrent bientôt, puis s’effacèrent et on n’entendit plus parler de rage. Quant à Dahmane, s’il est encore dans ce monde, il regrette peut-être d’avoir manqué l’occasion d’un beau voyage à l’œil à Alger.
Henri Rostaing
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1 - Marabout : m’rbt (prononcer à peu près « mrabet » en roulant le « r »), celui qui vit dans un rbt (un « rbat ») c’est-à-dire, au Moyen Age, une sorte de château-monastère comparable aux châteaux des Templiers. Le « mrabet », (mrabtine » au pluriel), était une sorte de moine soldat surveillant les marches de l’empire arabe. De notre temps, ce n’était plus qu’un sage, une sorte de saint homme respecté pour sa piété.
2 - Zaouïa : siège d’une confrérie religieuse.
3 - Berbères : les Arabes, et nous avec eux, appelions qbaïl ces habitants des villages de la montagne entre Nédromah et la mer, entre Tlemcen et le Maroc dont beaucoup parlaient encore un dialecte berbère. C’est ce mot qui a donné à l’est d’Alger, leur nom à la Grande et à la Petite Kabylie.
4 - Le tragus des anatomistes.
La Source Folle N° 13 – Septembre 1991