Les Noyaux
Depuis vingt-cinq ans que nous jetons les noyaux sur le gazon en grignotant des olives avec l’anisette, jamais nous n’en avons vu un germer et tout espoir est perdu de jamais prendre l’apéritif sous l’ombre tenue d’un olivier. Le climat de la Savoie n’est pas seul en cause car à Turenne non plus un noyau d’olive ne germait pas sans être choyé. Il n’en était pas de même des pêches ou des dattes. Vous jetez négligemment le noyau, quelqu’un marche dessus, il s’enfance dans la terre et si peu d’humidité qu’il y trouve, le voilà qui lance sa petite plante vers le ciel. Un jeune pêcher grandit sans attendre de soins et pendant huit ans il nous donne des pêches pas très grosses, veloutées, douces au toucher, d’un jaune discret et d’un parfum qui ne s’éteint pas quand on mord dans la chair. Elles sont souvent habitées par un ver qui nous permet de mordre autour de sa chambre, ce que nous faisons avec précaution, la dent habile, car aussi habile, car aussi aimable que soit le ver nous préférons l’éviter. Cette chair ferme, sucrée et surtout parfumée, comment la retrouver aujourd’hui dans ces magnifiques pêches offertes sur les étals, trop belles pour être honnêtes ?
Quant aux noyaux de dattes, ils poussaient une jolie pointe qui grandissait, montait en fuseau jusqu’à quinze ou vingt centimètres et ne devenait jamais dattier car nous l’arrachions avant pour mordre le blanc de sa tige ou tresser les lames serrées de sa première palme encore non épanouie, sachant que sous notre climat de Turenne il gelait au premier hiver.
D’autres noyaux avaient peu de chance de germer tant nous les torturions dans les jeux qu’ils nous inspiraient. La saison des nèfles était brève et à peine moins brève celle des jeux sous le préau que craignaient nos mères car nous y abimions fort nos casques. La cour de récréation où tombait le soleil était désertée. Le préau devenait un souk dans l’ombre duquel les élèves étaient assis par petits groupes de trois ou quatre, rarement plus, les jambes repliées à la turque, un petit espace de ciment ménagé au milieu du groupe. Le jeu consistait à déposer chacun cinq, sept ou plus de noyaux de nèfles dans le casque du joueur, lui compris, lequel retournait soudain le casque sur le sol pour y jeter le contenu. Les noyaux lisses, aux formes arrondies rendues irrégulières par leur contact mutuel au sein de la nèfle, tombaient plus ou moins dispersés, se touchant souvent, se soutenant parfois les uns les autres en équilibre instable. Le casque relevé, ils apparaissaient dans leur désordre et le joueur devait alors les retirer un à un, sans en toucher aucun autre. Au moindre bougé décelé sur un noyau, il perdait tous ceux qui restaient et que les autres joueurs se partageaient. La partie durait toute la récréation et au frappement de mains du maître chacun se jetait sur les noyaux restés à terre sans se soucier d’équité et courait dans les rangs en tâtant ses poches de culottes pour en comparer le volume avec celui que le souvenir avait gardé du début de la partie. Trois choses s’abimaient au fil des jours, le bord du casque de liège usé par le frottement sur le ciment, les poches qui éclataient sous la pression des noyaux et, heureusement pour nos mères, les noyaux eux-mêmes qui peu à peu, non renouvelés, le temps des nèfles passant, perdaient leur belle pelure brune et lisse, se fendaient en deux, se fripaient et devenaient inutilisables. Le jeu cessait bientôt faute de munitions.
Le temps des abricots, plus long, lui succédait, le chevauchant légèrement. Les pignoles, ainsi appelions nous les noyaux d’abricot, avaient un double usage. Sous le préau ou à l’ombre d’un mur, ils servaient à la fois d’instruments et de gages à un jeu d’adresse. On jouait à deux, alternant les rôles de poseur-cueilleur et de tireur. L’un pose sur le sol une petite pyramide de quatre pignoles que le tireur doit détruire en y lançant, d’une distance déterminée dont le respect est garanti par la mitche tracée sur le sol, ses propres pignoles. Le poseur ramasse au fur et à mesure sur le sol les pignoles qui ont manqué le but et deviennent siennes. Quant au tireur il gagne les pignoles de la pyramide dès qu’il l’a touchée, au premier ou au deuxième coup. Là aussi, les poches se gonflaient ou se dégonflaient au fil des récréations et souffraient plus cruellement encore sous la pression de noyaux plus rugueux et plus pointus que ceux des nèfles.
L’autre usage des pignoles était la confection de sifflets. C’était une longue patience que de frotter l’un puis l’autre face du noyau sur une pierre de grès ou sur une brique pleine jusqu’à faire apparaître l’amande. On apercevait d’abord un point blanc au milieu de l’ovale brun et lisse formé par le frottement sur le flanc du noyau puis le point s’élargissait en une pupille blanche que l’on attaquait alors avec une aiguille pour déchiqueter l’amande et l’extraire par miettes de sa coque. Quand le noyau était vide il ne restait plus qu’à souffler et aspirer alternativement dans l’un des trous pour casser à longueur de journée les oreilles des grandes personnes.
Lorsque septembre s’écoulait et que, les vendanges finies, nous prenait la nostalgie de l’école, nous étions attirés par les micocouliers du boulevard sud, du côté de l’huilerie Marcovich et de la gendarmerie, non loin des écoles. Le temps restait beau mais bien moins chaud et les micocoules gonflées par les premiers orages commençaient de tourner au noir, pas un vrai noir mais un joli marron violacé et verni qui permettait de les distinguer dans le feuillage. Elles attendaient, réunies en petites grappes au bout des rameaux, que nous allions les cueillir. Il fallait grimper, seul, en embrassant des bras et des cuisses le tronc glissant, ou aidé par de plus grands qui faisaient la courte échelle ou de plus petits qui, accroupis, prêtaient leur dos comme marche-pied. On leur jetterait de là-haut les ramilles garnies de grappes qu’ils ne pouvaient venir prendre eux-mêmes. Nous remplissions nos poches de culotte de ces petites boules lisses que nous appelions d’ailleurs boulettes – et boulettier l’arbre – faute de connaître leur vrai nom (ma mère, qui avait une ascendance catalane les appelait perpignes) et c’était un plaisir, redescendus de l’arbre, de fourrager de la main, dans chaque poche pour sentir les petites boules fermes rouler par milliers entre les doigts. Il n’y en avait pas autant mais on en avait le sentiment, on se sentait riches, repus de cette chair jaunâtre et à peine sucrée qui enveloppait chichement le noyau et qu’il fallait laborieusement râcler en les faisant tourner entre les dents et se frotter les unes aux autres. On était bientôt écœurés, proches de la nausée. On continuait cependant à décaper les noyaux, non plus par gourmandise mais pour les glisser, en les poussant du bout de la langue, dans un roseau creux que nous avions taillé et nous les tirer les uns sur les autres en de sanglantes batailles à la sarbacane qui marquaient les blessés de larges giclures de jus sucré sur les joues, les bras, les jambes. Quelque lectrice se souviendra peut-être avoir eu son tablier souillé par une vilaine attaque de garnements qui n’avaient encore reçu aucun rudiment de galanterie. Une saison de cueillette nous a marqués plus que les autres, celle de 1938. Le village était suspendu sous l’attente de la guerre ; les hommes la redoutaient, les enfants l’espéraient. Nous avions conscience de vivre l’histoire, de connaître ce que nos livres racontaient des temps passés. Perchés sur nos branches, d’un arbre à l’autre, nous supputions les chances qu’avaient Daladier et Chamberlain de faire céder Hitler. Les conversations de la maison, les titres des journaux avaient là des échos héroïques. Nous aurions certainement fait reculer Hitler s’il nous avait entendus. Malheureusement, ce sont nos chefs qui reculèrent et la guerre fut remise à l’an suivant, à la nouvelle saison des boulettes. Nous allions, suçant nos micocoules et nous cinglant de leurs noyaux gluants, entrer de plain-pied dans la grande histoire sans savoir que tel ou tel dans notre village et même certains parmi nous ne reviendraient jamais de cette longue guerre ou en ramèneraient de vilaines traces sur leur corps ou dans leur cœur. Cette fin d’été-là, en 1939, nous vit sortir de l’enfance et des innocents jeux de noyaux.
Guy Couvert
La Source Folle N° 13 – Septembre 1991