Vendredi, 29 mars 1907
Nous quittons Tlemcen. Au pied de falaises, la ville s’allonge sur le glacis d’une grande plaine qui, vers le nord, dévale en jachères et en champs d’herbe jusqu’au lointain de montagnes grises.
Entre ses vieux oliviers, ses vieux figuiers, l’ancienne capitale du Maghreb central garde encore ses mosquées, ses carreaux de faïence, ses lustres de cuivre, ses mirhabs sculptés. Mais ces reliques, encadrées de vie paisible et souriante, ne sentent pas la ruine : les façades des maisons sont peintes de bleu ou d’ocre ; les arbres fruitier ploient sous leurs paquets de fleurs blanches ; sur les minarets pointent de hautes silhouettes de cigognes, et El Mansoura, la Victorieuse, jadis rivale de Tlemcen, n’enserre plus de ses créneaux et de ses bastions que du blé en herbe.
La route de Lalla-Marnia escalade la montagne par de rudes lacets.
Les premiers plans, qu’a mis à vif une puissante érosion, étalent leurs assises et, par-delà la vallée, les lignes des monts des Traras ondulent noblement. Le ravin de l’oued Zitoun franchi, nous traversons Turenne, petite ville de colonisation : une gendarmerie fortifiée, une fontaine, une épicerie, un marché. On ajoute un fil à la ligne du télégraphe et l’on travaille assez activement à un pont du chemin de fer dont nous apercevons de temps en temps le remblai fort au-dessus de la route. A cette heure, la ligne Tlemcen-Marnia aurait pu rendre de grands services pour la concentration des troupes et leur ravitaillement. Mais elle n’est pas achevée, pour le plus grand bénéfice sans doute des entrepreneurs de transports : la route est barrée par des convois de mules qui, péniblement, tirent vers Marnia et Oudjda des tonneaux et des sacs.
C’est près de Turenne, à moitié chemin environ entre Tlemcen et Marnia, qu’est la frontière naturelle de l’Oranie et du Maroc. Maintenant, la montée cesse et, pendant une vingtaine de kilomètres, nous descendons sur la vallée de la Tafna, au travers de la petite forêt de Tamaksalet, maquis de genévriers, de thuyas et de lentisques. Le pont sur la Tafna franchi, la plaine des Angad, la plaine de Marnia et d’Oudjda s’ouvre, bosselée d’abord puis plate.
A Marnia, il y a un camp retranché avec mur crénelé, fossés, glacis, bastions, canons, casernes, troupes, hôpital et magasins, mais il y a aussi un grand marché avec caravansérail, un marché franc depuis 1895 ; il y a encore une tribune en planches pour les courses d’automne auxquelles les gens d’Oudjda sont priés. Marnia est à double face : armée, elle menace la route d’Oudjda, de Taza et de Fez vers quoi elle est tournée, mais elle invite les Marocains aux échanges et aux visites ; Marnia symbolise la pénétration pacifique.
(L. AUBERT, « Oudjda », dans la « Revue de Paris » 1907)
La Source Folle N° 6 – Décembre 1989