Etat de peuplement
(Rapport au préfet d’Oran, 1er semestre 1906)
« Observations générales :
1° Salubrité : le centre de Turenne est très sain. La fièvre paludéenne y est fort rare et elle n’affecte jamais une forme grave. Cette situation est due à la position de l’assiette du village qui se trouve juste en face de l’échancrure que forme la Tafna à son embouchure à Rachgoun, échancrure qui permet à la brise de mer de parvenir jusqu’au centre, de l’aérer et de le faire bénéficier d’un climat relativement tempéré même dans la saison chaude.
Depuis le 1er janvier 1906 jusqu’à ce jour, il n’y a eu à constater qu’un seul décès à Turenne. Cinq naissances ont été au contraire déclarées à l’état civil.
2° Situation économique : La situation économique de ce centre n’est pas très prospère en général. Elle n’est point cependant mauvaise au point que l’on puisse désespérer de l’avenir du centre. Jusqu’à ce jour en effet les attributaires anciens ont pu, souvent grâce à des emprunts hypothécaires faire face à leurs affaires et le relèvement de leur situation matérielle s’opérait tout naturellement si une série de bonnes campagnes agricoles venait emplir leurs granges et si la mévente des vins s’atténuait dans une certaine proportion.
En ce qui concerne les nouveaux concessionnaires immigrants outre qu’ils paraissaient n’avoir que de très vagues notions d’agriculture, ils sont dénués de toutes ressources, à tel point que trois d’entre eux n’ont pu jusqu’à ce jour prendre possession des habitations qu’ils ont fait construire, faute d’argent pour désintéresser l’entrepreneur. S’ils ont d’ailleurs demandé avec tant d’insistance leur titre provisoire c’était dans le but unique de pouvoir trouver de l’argent à présentation de ces documents. Quatre de ces immigrants parmi lesquels les trois dont nous venons de parler sont soutenus par une société protestante dite de Coligny. Jusqu’à ce jour, cette institution ne paraît pas leur avoir prêté l’aide efficace sur laquelle ils comptaient lorsqu’ils sont venus coloniser en Algérie.
Il est évident en conséquence qu’à moins d’une modification de leur situation financière, ces attributaires actuellement dénués de tout argent seront dans l’impossibilité absolue d’apporter des améliorations dans leurs concessions, d’acheter des grains pour ensemencer et même de se pourvoir des ressources indispensables pour assurer leur vie matérielle et celle de leurs familles. Dans ces conditions l’éventualité de leur retour dans la métropole dans un temps plus ou moins rapproché est probable.
Le village de Turenne prend depuis un an et demi environ une extension remarquable. Depuis cette époque une trentaine de maisons ont été construites. Cette situation est due aux travaux de construction de la ligne de chemin de fer de Tlemcen à Maghnia qui ont attiré dans ce centre un certain nombre de commerçants. Il n’est pas douteux qu’une certaine prospérité y règnera jusqu’à l’achèvement de la ligne, profitant du mouvement commercial provoqué par de nombreux ouvriers mais il a lieu de craindre que la vie économique ne se ralentisse considérablement lorsque l’établissement de la voie ferrée sera terminée.
3° Résultats particuliers : Un certain nombre de concessionnaires ont fait de réels efforts pour mettre en valeur leur concession. Il y a toutefois lieu de remarquer que ceux d’entre eux qui ont transformé complètement des terres incultes en terres de culture (MM. Bedouin et Morety) ne résident pas d’une façon permanente à Turenne. Beaucoup d’attributaires seraient désireux de suivre leur exemple mais ils ne peuvent le faire par suite de manque d’argent.
4° Départs : Les attributaires qui ont quitté Turenne sont :
- Blanchon François : déjà propriétaire à Hennaya, il a vendu sa concession 7000 f pour acheter un lopin de terre dans ce village.
- Mme Venel : s’est remariée. Elle a vendu sa propriété de Turenne pour liquider les hypothèques dont elle était grevée.
- La Vve Izoard : au décès de son mari, cette veuve s’est réfugiée à Hennaya où elle possède une petite propriété. Elle vit de l’affermage de ses immeubles de Turenne et Hennaya.
- Roumat Jacques : ce colon est retourné habiter Safsaf où il était propriétaire avant d’être concessionnaire à Turenne. Il gère sa propriété de Safsaf et cultive à compte à demi à Turenne.
- La Vve Baichère : propriétaire à Safsaf, gère elle-même sa propriétaire de Safsaf et loue sa concession de Turenne.
- Borel Joachim : décédé. Son fils Louis, atteint de la nostalgie du pays est parti habiter à Châtillon-en-Diois (Drôme), son village d’origine. Il loue sa concession de Turenne.
5° projets : Les améliorations d’ordre général que compte Turenne au sujet desquelles l’autorité locale a déjà dressé divers rapports à l’autorité supérieure sont :
- Le parachèvement de l’assiette du village (achèvement des boulevards, des rues, aménagement d’un canal de décharge du lavoir, nouvelles canalisations pour la distribution de l’eau potable dans certains points du centre).
- La création d’une seconde salle de classe à l’école.
- Création d’une mairie.
- Création d’un nouvel abreuvoir.
- Eclairage du village.
- Parachèvement des plantations.
6° Scolarisation : La population d’âge scolaire est de beaucoup supérieure à celle qui peut recevoir l’instruction dans l’école actuelle. C’est pour cette raison que l’autorité locale a proposé la création d’une nouvelle classe.
7° Professions : Il existe à Turenne : 15 épiciers ; 2 restaurants ; 2 débits de boissons et 1 café maure ; 1 perruquier ; 1 cordonnier ; 2 marchands de grains ; 3 marchands de vin à emporter ; 4 boulangers ; 2 bouchers (un français, un indigène) ; 2 menuisiers ; 1 forgeron charron ; 1 minotier (son moulin ne fonctionne pas encore) ; 3 entrepreneurs maçons ; 2 patrons alfatiers ; 1 entrepreneur de défoncement ; 2 entrepreneurs chaufourniers ; et un entrepreneur carrier.
8° Salaires : Boulangers : français, 5 garçons boulangers, salaire moyen 5 f par jour ; étrangers : néant ; indigènes : 4, salaire moyen 3 f par jour et la nourriture.
- Maçons : français, 4 ouvriers maçons, salaire 5 f ; espagnols, 7, salaire 5 f ; manœuvres indigènes, 7, salaire 2,50 f.
- Journaliers : français, néant ; espagnols, 7, salaire 2,50 à 3 f ; indigènes, 7, salaire 2 f. – Ouvriers alfatiers : français, néant ; espagnols, 2 ; indigènes, 4 ; travaillent à la tâche, gagnent en moyenne 3,50 par jour.
- Ouvriers défricheurs : français, néant ; espagnols, 10, salaire 2,50 f. A certaines saisons des compagnies d’ouvriers marocains et espagnols prennent des terres à défricher à la tâche. Les salaires moyens sont de 2,50 f par jour.
- Ouvriers chaufourniers : français, néant ; espagnols, 3, salaire 3 f ; indigènes, néant.
- Ouvriers carriers : français, néant ; espagnols, 4, salaire 4 f ; indigènes, néant.
- Moissonneurs : les prix de la main-d’œuvre employée pour les moissons sont très variables. Ils varient de 2 f à 4 f par jour. Cette main-d’œuvre est constituée par l’élément marocain et indigène. Ce dernier prédomine à Turenne bien que ce centre soit à proximité du Maroc, les Marocains préférant se rendre du côté de l’est dans l’espoir de toucher des salaires supérieurs.
- Vendangeurs : les vendanges sont faites par les indigènes du pays, femmes et enfants. Les salaires varient de 1 f à 2 f par jour.
Montagnac le 30 août 1906
L’Administrateur : illisible
(Archives d’Outre-Mer, Aix-en-Provence, cote GGA31L79, ou ORAN 1M47.)
La Source Folle N° 12 – Juin 1991