Mon père se souvenait qu’au temps où il était écolier, lorsqu’on entendait frapper à la porte de la classe et que M. Guenancia, l’instituteur, ouvrait, souvent, après un court conciliabule avec la personne restée invisible sur le seuil, il se retournait et appelait les trois grands élèves du certificat d’études. C’était l’abbé Salomon, venu spécialement de Marnia pour enterrement, qui avait besoin d’eux, devant se contenter pour enfants de chœur d’Auguste Couvert alors encore un peu catholique, d’Eugène Schwall mi- protestant mi- catholique, et de Hayem Benichou, tout à fait juif. C’était vers 1910, ils avaient treize ans, l’âge de leur village qui ne comptait alors guère plus de cent maisons. Ils avaient grandi avec lui. Ils étaient destinés à ne pas y mourir.
Auguste, le plus chanceux, mourrait à Paris, en 1978, quatorze ans après avoir quitté Turenne vidé de sa population française, Eugène, en 1945, à Aïn-Sebaa, près de Casablanca, un an à peine après avoir quitté le village pour tenter une nouvelle chance au Maroc ; Hayem, en 1942, au fond de la Pologne.
Une chose est de savoir, intellectuellement, ce qui s’est passé dans les camps nazis durant la guerre. Autre chose est le choc que l’on ressent quand on lit le nom de l’un des siens sur une liste de victimes. C’est ce qui m’est arrivé l’an dernier en recevant, en réponse à une demande d’information que j’avais faite auprès du Centre de Documentation Juive Contemporaine (1) la liste que je reproduis ci-contre. C’est la liste du premier convoi de déportés de France vers l’Allemagne (il y eut 79, du 27 mars 1942 au 17 août 1944), une liste de 1112 personnes dont 19 seulement rentrèrent vivantes en 1945. « Le convoi du 27 mars 1942 était composé pour moitié de détenus de Drancy (des Juifs étrangers arrêtés à Paris dans la rafle du 20 août 1941) et pour moitié de détenus de Compiègne (en grande partie des Juifs français arrêtés à domicile à Paris (2) le 12 décembre 1941 et pour le reste des Juifs étrangers envoyés de Drancy à Compiègne pendant l’hiver 1941-1942) »
Parti de la gare du Bourget-Drancy le 27 à 17h, le convoi est arrivé à Auschwitz le 30 mars. Les 1112 déportés reçoivent à leur arrivée les matricules 27533 à 28644. Hayem a le numéro 27569. Il meurt le 23 avril 1942. Il aurait eu quarante-cinq ans le 5 juin. Auguste les avait depuis le 7 janvier, Eugène les aura le 4 août.
J’ai gardé personnellement un souvenir très précis du lundi de Pâques, 6 avril 1942. J’avais seize ans ; il faisait très beau. Nous avions décidé d’aller faire la mouna à Moutasse, les « vieux » en carrioles, les jeunes à pied, plus de dix kilomètres le matin, autant le soir au retour. Nous étions une trentaine sur le chemin forestier, garçons et filles, de onze à vingt ans, grisés par le printemps. Jamais nous n’avons autant entendu les coucous s’appeler et se répondre que ce lundi-là, dans la forêt de Tameksalet. Tout ce qui n’était pas notre plaisir de l’instant était oublié, la guerre elle-même.
Ce même lundi, Hayem Bénichou, matricule 27569, était à Auschwitz, arrivé le lundi précédent, 30 mars. Il ne savait peut-être pas encore qu’il allait y mourir, ni surtout dans quelles conditions, dans dix-sept jours, le 23 avril 1942.
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1 – 17 rue Geoffroy-L’Asnier, 75004 PARIS
2 – J’ignore depuis quand Hayem se trouvait à Paris. Il faut, à ce propos, préciser que si les lois anti-juives ont été strictement appliquées en Algérie (en particulier le numerus clausus dans la fonction publique et dans les écoles), par contre, aucun Juif n’a été déporté à partir du territoire algérien (cf. « Le Monde juif » revue du C.D.D.J.C. n° 129 de mars 1988, page 33).
Guy Couvert
La Source Folle N° 15 – Mars 1992