EL BRIDJ - SABRA - TURENNE
Chapitre 1 : Lointains Projets
Dès 1850, quarante-cinq ans avant sa naissance, le site du futur Turenne est repéré et décrit comme très favorable à la fondation d’une colonie de peuplement.
Occupée en janvier 1836, cédée à Abd-el-Kader en 1837, réoccupée en 1842, Tlemcen est depuis onze ans le chef-lieu d’une province frontalière ou la paix est longue à s’installer.
Sebdou, Marnia et Nemours abritent les garnisons avancées qui protègent le pays à l’ouest.
De là et de Tlemcen partent les expéditions ou les coups de main qui harcèlent Abd-el-Kader ou ripostent à ses propres attaques.
Parmi les soldats, tous ou presque tous fils de paysans de France tirés au sort pour sept ans, on en pourrait reconnaître qui s’appellent Pierre COUVERT, Joseph ROCHE, Jean CABANEL, Isidore GARLAND, Marie HUGON, Antoine MOUILLERAS…
Des noms qu’on retrouvera, Abd-el-Kader soumis, la paix imposée, dans des villages bientôt créés autour de Tlemcen.
En effet, si certains soldats – tout au moins les rescapés au combat, de la dysenterie, du typhus – sont rentrés chez eux, beaucoup sont restés : on leur promet la concession d’une terre s’ils trouvent une femme pour y fonder une famille.
Ainsi, de 1846 à 1849, naissent les quatre premiers villages autour de Tlemcen : Mansourah, Négrier, Safsaf et Bréa.
A Safsaf, en attendant que leur maison soit construite, les nouveaux colons logent sous les tentes prises aux Marocains à la bataille d’Isly.
En 1853, un nouveau plan de colonisation est lancé.
Une circulaire intitulée « Renseignements sur des terrains propres à la colonisation» se présente sous la forme d’un grand tableau à 12 colonnes répertoriant 27 sites pour la seule subdivision de Tlemcen.
Au N° 19, on lit :
«El Bridj / Tribu Douy Yahia (Ahl Belghafer, Ouled Hamou / 400 ha aux Domaines, à relever / 600 ha acquis par échanges ou dépossession / total 1000 ha / bons terrains en grande partie arrosés / sur la route arabe d’Ouchda et sur celle de Maghrnia (traverse) / couvert par la Tafna et le Soufineraf / 28 km de Tlemcen 17 km de Maghrnia / 1 centre / 100 feux / terrain pris sur des tribus émigrées».
L’année suivante, nouveau rapport daté d’Oran le 19 septembre 1854 et intitulé «Etudes sur la colonisation dans la Province d’Oran».
Pour le futur Turenne, on lit :
«El Bridje, N° 115 sur la carte. En tête de l’O Soufeniraf, on trouve les ruines romaines nommées El Bridje, sur la route d’Ouchda et un peu plus loin, la belle source d’Aïn Sabra. Tout à l’entour sont de nombreuses ruines de dechras berbères.
Les terres, arrosables, suivent le cours du Barbatta et on peut assigner en ce lieu pour la colonisation un territoire de 1000 ha, s’élevant du chemin d’Ouchda à la traverse de Maghrnia.
De grands espaces sur les plateaux sont couverts d’oliviers sauvages. Les terres seraient prises en parties aux Ahl Belghafer et en partie, par échange, aux Ouled Hamou.
Quatre années passent. Nouveaux rapport dont le titre circonstancié manifeste en 1858, la prudence de l’Administration Impériale (nous sommes sous Napoléon III) : «Projet pour servir dans un avenir plus ou moins éloigné à la colonisation progressive des routes, grandes communication et lieux principaux du territoire actuel de la Province d’Oran pour l’implantation de 100 000 européens».
La région de Tlemcen est intéressée pour 14 000 habitants. Je relève entre autres projets : Honein 400 h, Aïn-Tolba (6 km au sud de Nedroma) 150 h, Sidi-Medjahed 2000 h, Oued-Zitoun 500 h, Béni-Mester 300 h, Tléta 300 h.
Grandiose rêve ! Un siècle plus tard il n’y a d’européens à Béni-Mester ou à Tléta, que notre couple d’instituteurs, un couple de fermiers et nos enfants…
Le site de Turenne est à nouveau décrit, avec des répétitions et des détails originaux :
«N° 21 : El Bridj 140 feux, 2500 ha. A 28 km ouest de Tlemcen, sur une route de traverse conduisant à Maghrnia par Sidi-Medjahed ainsi qu’à Ouchda ; en tête de l’Oued Sifinouraf et non loin de la belle source de Sabra.
Tout à l’entour on trouve des ruines romaines et de nombreuses traces de dacheras berbères. Des rectifications aux canaux actuels suffiront pour arroser la plus grande partie des terres affectées au village.
Du côté sud s’étendent de grands espaces d’oliviers sauvages derrière lesquels commence la forêt des Daîrs Yahia. El Bridj est un des plus beaux points de la subdivision.
L’abondance des eaux, la salubrité de la position, la qualité des terres, ma proximité des bois tout semble lui assigner d’avance une grande importance dans l’avenir. Le pays ne paraît pas encore assez sûr».
Le pays ne paraît pas encore assez sûr ! Attendons donc qu’il le soit devenu. (RETOUR)
Chapitre II : El Bridj
Le site retenu pour l’installation du nouveau village est nommé El Bridj dans tous les documents d’au moins vingt ans antérieurs à sa fondation. Puis ce nom disparaît, non seulement dans les rapports officiels mais aussi dans les mémoires.
Je ne crois pas que personne parmi les habitants ou voisins du village, actuellement vivants ou non, français ou algériens, l’ait jamais entendu ou utilisé.
Très tôt, le nom de la source voisine, Aîn Sabra, souvent abrégé en Sabra, tend à se substituer à celui d’El Bridj, avant même le choix du nom officiel, Turenne, mais après, semble-t-il, la construction de la nouvelle route de Tlemcen à Marnia en 1884.
Jusque-là, et depuis 1844, on se rendait de Tlemcen vers l’ouest – du moins les troupes en convois, les voyageurs en voiture, les commerçants à cheval ou en chariot, car les paysans ou les rebelles indigènes, les soldats en opérations légères. Les européens aventureux et bien armés utilisaient le réseau embrouillé de sentiers qui allaient au plus droits à travers collines et ravins, pacages et forêts, d’une source à l’autre, reliant les villages «Qbaîl» (Kabyles) de Zelboun, Béni-Mester, Zhra, Tafessera, El Kef, El Khmis ou les 44 Douars «(camps de tente, de Khaîmas)» des nomades Ahl bel Ghafer, Oued Hamou, Tameksalet. On se rendait donc de Tlemcen à Marnia par la route militaire construite au lendemain de la création du poste de Lalla Maghrnia, en avril 1844. Le Génie avait construit dans les seules années 1843 et 1844, pour les besoins de la guerre, 357 lieues (1428 km) de routes dont celle d’Oran à Sebdou par Tlemcen (44 lieues) et celle-ci, de Tlemcen) à Lalla Maghrnia (15 lieues).
On sortait de la ville par la Porte du Nord pour descendre jusqu’à Hennaya ; là on quittait la direction de Rachgoun, de la mer, pour prendre vers les Zenata, au nord-ouest, jusqu’au Café Maure, on descendait les lacets de ravin de l’Oued Messaoud, on remontait sur les crêtes. On redescendait traverser l’Oued Zitoun (à 15 km en aval de notre pont de l’Oued Zitoun), on revenait plein sud jusqu’à la Fontaine du Génie, halte aménagée et là enfin plein ouest jusqu’à Marnia, en passant le gué de Barka.
Evitant forêts, ravins encaissés et autres coupe-gorge, la route tâchait de rester en terrain découvert et de suivre les crêtes.
El Bridj était à l’écart de cette route qui l’approchait au plus près au coude de la Fontaine du Génie.
Au gué de Barka, à un ou deux kilomètres en aval du pont métallique que nous avons connu, on voyait encore il y a quarante ans les ruines d’un ancien pont : une longue culée de pierre sur chaque rive, les restes de deux ou trois piles dans le lit de la rivière.
On l’appelait «Pont du Génie». Sans doute un pont «à l’Américaine» comme disaient les ingénieurs de l’époque, avec piles en maçonnerie et le reste en charpente. Ils offraient des inconvénients sérieux à cause de la facilité avec laquelle les arabes les détruisaient en les incendiant. Lors de la grande insurrection de 1845, les émissaires d’Abd-el-Kader brûlèrent en effet presque tous ceux de la province d’Oran.
Et parmi eux, celui de la Tafna, ainsi qu’un autre sur la Mouilah, en direction de Nédromah. Car notre région fut durant ces années 1842 à 1847 constamment parcourue par le va et vient des troupes d’Abd-el-Kader, qui avait ses arrières à cheval sur les limites indécises du Maroc et de l’Algérie et celui des troupes françaises qui les poursuivaient ou se réfugiaient dans les postes fortifiés.
On signale d’ailleurs, le 20 mars 1842 moins de deux mois après la réoccupation de Tlemcen, un accrochage à El Bridj entre des «coureurs d’Abd-el-Kader» et «les cavaliers du Gal Mustapha» arabes ralliés à la France.
Que signifie «Bridj» ? Est-ce déformé par le temps, la prononciation locale, la transcription française, le mot arabe «Borj», c'est-à-dire «fort» «forteresse» ? Le nom garderait il le souvenir d’un point fort sur l’ancien «limes» romain, sorte de ligne fortifiée marquant au IIIème siècle, moment de la plus grande extension de la souveraineté romaine en Afrique, la limite entre le pays soumis au nord et insoumis au sud ?
Les descriptions du site, presque à chaque fois, signalent la présence de ruines romaines.
Nous n’avons jamais vu ces ruines, je n’en ai jamais entendu parler par les anciens.
L’imprécision des descriptions autorise à les situer ici ou là dans le vaste espace qui s’étend des limites nord du village jusqu’aux abords de la Grande Source.
On n’a dû avoir aucun scrupule – à réutiliser les bonnes pierres qui «encombraient» le site, pour des constructions alors jugées plus urgentes que les études archéologiques.
Les précédents ne manquent pas.
A Tlemcen, le minaret d’Agadir partiellement reconstruit au XIIIème siècle montrait de belles inscriptions latines sur son soubassement bâti au IXème avec les pierres empruntées aux monuments romains voisins.
Et l’Abbé Bargès qui visite Tlemcen en 1846 raconte que, relevant les inscriptions latines éparses sur le site de Pomaria-Agadir, il fut renvoyé au cimetière juif ou, lui dit-on, il trouverait de nombreuses pierres funéraires réutilisées, inscription latine d’un côté, hébraïque de l’autre.
Mais là, un vieux juif lui montre du doigt le pont neuf de la route d’Hennaya, tout près, ou les dites pierres venaient de retrouver de l’emploi.
Où sont les pierres romaines d’El Bridj ?
Dans le pont de Barbata ?
Dans la carapace de la Grande Source ?
Dans les murs de la gendarmerie ?
Dans quelqu’une des premières maisons du village ?
El Bridj ? Ce point fort dont on ne sait s’il a porté un nom romain est sur le «limes», à peu près à mi-chemin de Numerus Syrocum (Marnia) et de Pomaria (Tlemcen-Agadir).
Plus loin, à l’est, toujours sur le limes, on trouvait Altava (Lamoricière) et Kaputtasaccorae (Chanzy).
Au sud-est du village, dominant à droite le vallon de Sidi-Yahia, on apercevait le fier escarpement du Gueula, en arabe «El Jorf el Qala’a», la falaise de la citadelle.
A Turenne on prononçait «dj» et «g», un g du fond de la gorge. Si vous y êtes monté, vous avez pu voir un grand mur de pierre sèche, sorte de grossier rempart utilisant l’à-pic du rocher et amorçant une enceinte sur l’extrémité du plateau. La végétation, chênes verts ou thuyas, lentisques, gênait la perception du plan de l’ouvrage qui ne donnait d’ailleurs pas l’impression d’un «travail de romains». Restes d’un village fortifié post-romains ou se seraient réfugiés les habitants berbères, peut-être encore un peu chrétiens, d’El Bridj, au moment de l’invasion arabe ?
Redoute arabe du moyen âge gardant la route de Tlemcen à Fès ?
Chapitre III – Manquant
Chapitre IV - Les Expropriations
Il est plus facile de faire un enfant que de fonder un village et Turenne fut peut-être le village d’Algérie dont la naissance nécessita les plus longues études préalables, suscita les plus grandes hésitations, exigea les plus complexes démarches juridiques.
Dans les années 1850, on disposait autoritairement du vaincu ; dans les années 1880 et 1890, on ménage les formes avec ses enfants.
Coincée entre les colons qui veulent s’étendre et les indigènes qui ne veulent céder du terrain, partagée entre le désire d’asseoir sa présence au centre d’un quadrilatère de 50 à 60 km de large, presque vide d’européens, surveillé par les quatre garnisons de Tlemcen, Sebdou, Marnia et Nemours et la crainte de déclencher par des maladresses quelque rébellion (le souvenir de Bou-Amama demeure), l’Administration balance.
Au fil des archives, on devine les conflits entre impatients et attentistes, entre les partisans de la manière forte pour qui les arabes ont le tort d’exister et ceux qui, les administrant de près, les voyant vivre, cherchent à défendre ou au mois à ménager leurs intérêts si ce n’est leurs droits.
On en arrive à des situations ambiguës ou des propositions non dénuées d’hypocrisie.
En voici deux exemples :
En 1882, on évalue à 1025 âmes la population des Ahl Bel Ghafer établis sur 5430 ha avant, 3018 ha après éventuelle dépossession. A 826 âmes celle des Oulad Addou établis sur 4330 ha avant, 3730 ha après, c'est-à-dire qu’après dépossession les premiers disposeraient de 3 ha par tête, les autres de 4.5 ha. Situation jugée supportable pour ceux-ci, insupportable pour ceux-là, d’autant que leurs sont enlevées les meilleures terres.
Et de faire cette suggestion : non loin au sud-est, vers la haute Tafna, les Beni-Hediel (Ain Ghoraba) disposent de 9994 ha pour 1172 habitants, ôtons-leur 1500 ha au profit des Ahl bel Ghafer, il leur en restera encore plus de 7 ha par tête. Et le rapporteur d’écrire délicieusement : «le mal en se généralisant deviendrait mois sensible». (Commission de Colonisation de l’Arrondissement de Tlemcen, 9.11.1882).
Dix ans plus tard, rien n’étant encore décidé, de la visite sur les lieux d’un inspecteur de la colonisation naît une idée lumineuse.
A un kilomètre en amont du site, jusque-là retenu (celui d’El Bridj), aux abords du premier virage sur la route de Tlemcen se sont installés récemment deux colons européens, Ducros et Pastor.
Leurs deux maisons, distantes de quelques cent cinquante mètres ne sont-elles pas l’embryon d’un hameau ?
Il suffirait de construire là gendarmerie et abreuvoir, de dessiner un plan urbain, de ne pas s’occuper pour l’instant de voirie mais donner gratuitement un lot à bâtir «à tout colon qui aurait acheté à ses risques et périls des biens Melk».
En un mot, le village naîtrait de lui-même, aux moindres frais pour l’état.
L’Administrateur travaille cette idée dans les bureaux de la commune mixte de Seddou et sur le terrain, propositions et critiques vont et viennent plusieurs fois entre Seddou, Tlemcen, Oran et Alger, puis on n’en parle plus.
La vieille petite maison Ducros existait encore dans notre enfance, abandonnée et à demi ruinée au milieu d’oliviers et amandiers rabougris, ouverte à tous les vents, dans la courbe de la route en face de la ferme Fabre.
Des murs suintaient une acre odeur de fumée ancienne.
Une roue de charrette gisait sur le sol et terre cuite de la grande salle. Nous nous amusions à la faire tourner sur son moyeu, réveillant par son sourd ronron les fantômes demeurés invisibles derrière les plafonds crevés.
Cependant, les vieux projets primitifs jamais oubliés ont poursuivi leurs chemins.
C’est bien l’Etat qui, finalement, créera de toutes pièces le centre de colonisation, village au milieu, terres de culture autour, concédées à des colons qu’il choisira lui-même.
Signé le 16 juillet l’arrêté expropriant les terres qui n’ont pu être acquises à l’amiable est publié dans «L’Avenir de Tlemcen» du 31 août 1894 : il occupe 19 des 22 pages de ce petit journal d’annonces qui paraît d’ordinaire sur quatre pages. Chaque page cite 15 à 30 parcelles, 70 à 100 propriétaires.
Turenne a battu en effet tous les records de complexité de récupération des terres.
Il est cité pour cela par l’Historien Ch.R. Ageron dans le 2éme tome de «l’Histoire de l’Algérie Contemporaine» de Ch. A. Julien (Ed.P.U.F, page 84) : les 1750 ha 65 a 87 ca expropriés touchent 450 parcelles appartenant à 1552 propriétaires mais non autant de personnes car si chaque parcelle met en jeu plusieurs propriétaires, chaque personne peut être intéressée par plusieurs parcelles et ce, sans aucun parallélisme, c'est dire l’imbroglio à débrouiller.
L’étendue moyenne des parcelles est 3.9 ha, le nombre moyen de copropriétaires par parcelle est 3.5, moyennes peu significatives car ici est une friche à parcours de plusieurs dizaines d’hectares, là sont des lopins irrigués de quelques ares ; tel terrain intéresse plus de trente propriétaires, tel autre, par miracle, un seul.
Combien d’entre vous, à lire ces centaines de noms en reconnaîtriez portés de votre temps, voisins de culture ou de pacage aux limites de la commune, ou plus souvent ouvriers dans vos champs ou vos chantiers.
Est-il arrivé quelquefois que l’un d’entre eux ait dit : «Tu vois ce caroubier, il était à mon grand-père» ?
L’expropriation décidée, publiée, il faut l’appliquer, la signifier aux intéressés (on trouve aux archives des dizaines de ces listes de notification signées ou marquées d’une croix par les expropriés), payer les indemnités et en même temps préparer l’installation des nouveaux occupants, aménager les infrastructures d’une part, découper équitablement les concessions et choisir les bénéficiaires d’autres part.
Cela demandera encore trois ans.
Pour l’instant, on limite les ambitions (140 feux en 1858, sur 2500 ha, à peine 3.5 par tête si la moyenne familiale est de 5 personnes).
On installera 28 familles seulement en n’utilisant que 1341 ha des surfaces disponibles, 48 ha par famille, infrastructures collectives comprises mais le plan urbain prévoit 80 lots à bâtir permettant ainsi d’ultérieurs agrandissements.
Ces lots urbains s’alignent militairement dans un rectangle parfait des 410 m sur 315 m placé à cheval sur la route nationale, empierrée, de Tlemcen à Marnia, au seul endroit où cette route très sinueuse trace une droite de deux kilomètres et demie.
Le village sera presque à égale distance des deux virages, Ducros en amont, Barbata en aval, limites futures de la «route du dimanche».
Il est presque au centre géographique du territoire colonisé, un triangle irrégulier limité à l’est par l’oued Hafir, à l’ouest par l’oued Barbata, écorné au sud au-delà de la Grande Source, échancré au nord et dont les côtés mesurent de 4.5 km à 5 km.
Aucun point du territoire n’est à plus de 3200 m du centre du village, n’importe quel champ sera à moins d’une heure de marche de la maison d’habitation. (RETOUR)
Chapitre V : Infrastructures et Bâtiments Publics
C’est donc l’Etat qui prend en charge la fondation du village et qui, simultanément, lance les expropriations (voir chap. IV), établit la liste des nouveaux colons et procède aux travaux d’infrastructure.
L’avant-projet, au début de 1895, subit des modifications pour tenir compte de l’avis de l’inspecteur de la colonisation M.Vonnoy : réduction de moitié de la place jugée trop vaste, élargissement des rues de manière à pouvoir planter des arbres sur chaque trottoir, agrandissement de l’école. Avis des autorités civile et militaire se rejoignant, la gendarmerie sera conçue comme «un réduit défensif permettant aux gendarmes de se défendre en cas de besoin et pouvant même servir pendant quelques heures de refuge aux habitants du village en cas d’événement graves» (L. du Préfet d’Oran au G.G.A. , 7.6.1895). D’où cet aspect extérieur de fortin qu’avait la gendarmerie avec ses murs aveugles percés de créneaux et ses deux bastionnés d’angle, opposés « de manière à prendre en enfilade les quatre directions».
Evalués à 112 000 F, les travaux sont mis en adjudication à l’Hôtel de Ville d’Oran le 8 novembre 1895. Un certain Lorenzo l’emporte contre douze autres soumissionnaires avec un rabais de 26 c le franc ! La gendarmerie mise à prix 40000 F sera officiellement construite par un certain Martin, en réalité, semble-t-il par Pierre Fournier. Le rapport de l’inspecteur de la colonisation pour le premier semestre 1896 indique que les travaux vont bon train sauf pour les plantations qui «auraient pu être faites au mois de février et on aurait ainsi gagné une année», et la gendarmerie «qui aurait dû être terminée en juin», et ne le sera pas avant la fin de l’année. Cependant, le 3 octobre 1898 a lieu la remise des «travaux d’installation du centre de Turenne» par «Platel conducteur des Ponts et Chaussées» à « Laffargue administrateur adjoint de la Commune mixte de Sebdou», à savoir :
« 1- Les rues, boulevards et la place publique du village…
« 2- Les caniveaux établis dans toutes les rues…
« 3-. Un bassin abri construit sur la source d’Aïn-Sabra…
« 4- La conduite d’amenée des eaux de l’Aïn-Sabra…
« 5- Les bassins réservoirs couverts…
« 6- Les conduites de distribution dans le village…
« 7- Un lavoir et un abreuvoir à l’entrée du village du côté de Tlemcen, à droite et à gauche de la route nationale…
« 8- Un bâtiment comprenant une salle de classe, un logement d’instituteur, une pièce servant de Mairie provisoire…
Reprenez le plan du village (L.S.F. n° 1, p8) : Les travaux inventoriés ici intéressent le rectangle délimité par les quartiers I, L,T,S ou dans les années trente, par les maisons Auguste Bedoin, Victor Bonnet, Etienne Marcovitch, Maison Forestière. Un boulevard de 20 m (plate-forme de 10m, deux contre allées de 5m) l’entourent, un autre le traverse (route nationale) ; les autres rues ont 15m (chaussée empierrée de 7m, deux trottoirs de 4m). Le lavoir et l’abreuvoir occupent les futurs emplacements de la poste et de la salle des fêtes.
Le bassin abri de la source est décrit tel que nous l’avons connu avec son gros dos de tortue sur lequel nous grimpions. Une conduite de 1527m amène l’eau aux deux réservoirs aux regards fermés chacun d’une tôle que nous contournions ou au contraire piétinions en les faisant résonner, sur le chemin de traverse de la gare. La distribution se limite pour l’instant à deux conduites, «boulevard central» (route nationale) et «rue de l’Ecole», alimentant le lavoir, l’abreuvoir, quatre bornes fontaines (une à l’école –il était interdit de sucer le robinet, tout au moins de se faire prendre -, une sur la place, deux sur le boulevard central) et munies de «7 boîtes d’arrosage» et de «tubulures d’attente aux branchements des rues». Apparemment, dans ce premier temps, pas de branchements individuels : les premiers colons iront prendre l’eau à la borne.
La salle de classe serait vaste (10m sur 6,50) si on n’y avait « aménagé provisoirement au moyen d’une cloison en briques sur champ un espace de 6.50 sur 3m pour constituer le cabinet du Maire». En compensation, le plafond est généreux : 4.10m. Il fera frais en été (et froid en hiver). Le « water-closet au fond du couloir» conseillé par l’inspecteur de la colonisation est devenu « latrines adossées à la façade postérieur du bâtiment». Une barrière à claire-voie sépare la cour-jardin de l’instituteur de celle des élèves. Qui a planté le néflier qui nous donnait son ombre par-dessus le muret substitué de notre temps à la barrière ?
Voilà donc le village tracé, alimenté en eau, pourvu d’une gendarmerie, d’une école, prêt à recevoir ses habitants. Certains sont déjà là d’ailleurs, sinon à demeure, au moins faisant le va-et-vient entre leur village d’origine ou la ville et Turenne, en attendant que leur maison soit construite ou que l’école soit ouverte (Mlle Vargas ne sera nommée qu’en octobre 1899). La preuve qu’ils sont là est que des déprédations sont commises au lavoir (conduite d’évacuation obstruée «évidemment par malveillance» par «une boîte de fromage de Mt-Dore», - 2.7.1898) et que l’abreuvoir est jugé mal placé «hors du village, trop exposé à recevoir des bêtes de passage» porteuses du bacille de la morve (4.1.1899). (RETOUR)
Chapitre VI - Les Concessionnaires de 1897
Lorsqu’on se plonge dans les archives et qu’on lit les rapports administratifs, les lettres personnelles, les pétitions, les doléances, sans négliger aucun texte, sans privilégier aucun point de vue, on voit se dissoudre ses préjugés, diverger ses sympathies, s’inquiéter son sens de la justice et son souci de vérité. Quitte à heurter la sensibilité de beaucoup de lecteurs l’honnêteté m’oblige à énoncer ici, en les résumant brutalement, plusieurs constatations qu’imposent les documents, après quoi je pourrai reprendre l’histoire de notre village en mettant l’accent sur le travail et les mérites de ceux qui l’ont fait.
1 - Le village est une création totale des français mais le territoire dont il sera le centre n’est pas désert en 1894 : il faudra en expulser ou y interdire de pacage plusieurs centaines d’habitants, arabes évidemment (berbères arabisés plutôt), la plupart semi-nomades, quelques-uns sédentaires.
2 - Si quelques propriétaires, individuels ou indivis, ont cédé leur bien à l’amiable, la plupart ont dû se soumettre de mauvais gré à un arrêté d’expropriation après de stériles tractations et de vaines pétitions.
3 - Si tous les propriétaires ont été régulièrement et assez rapidement indemnisés (du 18 août 1895 au 11 mai 1896, quelques retardataires le 20 août), ils l’ont été à un prix évalué et fixé par l’Administration et près de la moitié ses sommes a été versée aux créanciers hypothécaires, pour l’essentiel la Banque d’Algérie.
4 - Apparemment tout s’est bien passé dans le cadre légal et sur le plan juridique, sans brutalités. En tout cas je n’ai pas trouvé de documents faisant état d’une intervention de la force publique.
5 - Tout le territoire exproprié n’était pas en friche. Si 88 % de la surface présentait le paysage que nous avons connu soit au Bivouac et autour de la Source Folle (palmiers-nains, asperges sauvages, scilles et asphodèles), soit au cimetière de Sidi-Ghalem (lentisques, broussailles, palmiers-nains), soit au Bosquet du Marabout vers Marnia (chênes, caroubier, lentisques), en revanche 12 % était défrichés et cultivés dont le quart en jardins et vergers irrigués
6 - Partagé en concessions, le territoire ainsi libéré est attribué exclusivement à des Français de souche : pas un nom espagnol ou italien (la loi de 1889 dite «de naturalisation automatique» n’a pas encore fait, dans son domaine, son effet), pas un nom juif (le décret Crémieux prescrivant la naturalisation collective des juifs indigènes date pourtant de 1870) parmi les 28 concessionnaires de 1897 ni les 16 de 1904. Nous voyons, dans les archives, se présenter, se dédire, s’installer, persévérer ou renoncer, prospérer ou péricliter ces colons français de la première heure, nous apercevons à peine, incidemment, les autres habitants, espagnols ou juifs, qui bientôt cependant contribuent à la croissance et à la prospérité du village. Quant aux arabes, ils jouent le rôle de repoussoirs.
Cela précisé, voyons l’installation des premiers colons. Qu’ils soient privilégiés n’ôte pas grand-chose à leurs difficultés, rien à leur mérite.
L’ambition de l’Administration était double : 1) créer au centre d’un vaste territoire resté presque vierge de toute action colonisatrice un noyau européen vigoureux et rayonnant, 2) instiller dans la population européenne un apport nouveau d’immigration métropolitaine. Vers ce second but elle se heurte dès l’abord à deux obstacles :
1) Les candidatures sérieuses à l’immigration sont moins nombreuses qu’on ne l’avait espéré, 2) Les notables politiques de Tlemcen, sous la pression de leur clientèle électorale, cherchent à placer des colons ou enfants de colons en mal de terre des villages environnants. Sans entrer dans le détail des tractations, nous constatons, en 1896, que sur 28 concessionnaires retenus, 10 seulement sont des «immigrants», 18 sont des «algériens» (ce sont les termes utilisés). L’un de ces dix refuse la concession obtenue, son successeur de même et la concession échoit à un algérien d’Hennaya, François BLANCHON. Une autre, d’abord acceptée par Constantin GIN mais non occupée dans les délais est attribuée à Delphin FRERET d’Hennaya également. Une troisième est acceptée par CHRISTOPHE Joseph, de la Drôme qui obtient de s’en dessaisir au profit de son neveu, Sébastien CARDONE, cafetier à Aïn-Khial. Voilà donc le nombre d’immigrant réduit à sept, le quart du contingent !
Les algériens, à l’exception de Cardone, viennent tous du pays de Tlemcen : de Tlemcen même (François DESCAUNET , Edouard MORETY), de Bréa (Jean et Louis BARTHE, Jean Pierre LAMASSOURRE), de Mansourah (Joseph YZOARD, Jean BEDOIN), de Négrier (Bernard et Charles COUVERT, Pierre DUCLA, Louis LOUET, Jean ROUMAT), de Safsaf (Jean BAICHAIRE, Jean ROUSSILHES), d’Hennaya (Victor CAYLA, BLANCHON, FRERET, Célestin TERRAL, Edouard VENEL) et de Nemours (Louis DEROBLES).
Il est bon de noter que sur ces 21 algériens, 9 sont nés en France : Lamassoure (Basses Pyrénées), Descaunet (Haute Pyrénées), Cayla (Dordogne), Baichère (Aude), Louet (Tarn), Roussilhès et Terral (Aveyron), Cardone (Pyrénées Orientales) et Moréty (Basses Alpes) mais qu’ils séjournent en Algérie depuis 1859 pour le plus ancien (Lamassoure arrivé à 8 ans) à 1887 pour le plus récent (Descaunet arrivé à 24 ans). Quant aux immigrants, ils viennent : Florentin DEBROAS, de l’Ardèche, Pierre CAYLA, du Lot et les autres de la Drôme : Joachim BOREL, Cyprien JOANNIN, Auguste Lincoln JOUBERT, Paul et Emile VINCENT, ces quatre derniers du même village de Châtillon-en Diois.
Tous ces concessionnaires s’affirment agriculteurs ou capables de l’être. Mais plusieurs ne le sont certainement pas : Moréty et Cardone sont cafetiers, Blanchon et Deroblès, maçons, Victor Cayla est terrassier, Descaunet, charron-forgeron, Joubert aspire à quitter la mine mais comme souvent en France, il cultive en même temps la terre de son père.
Tous sont mariés, quelques-uns sans enfants, d’autres avec six (Jean Bedoin, Bernard Couvert, Célestin Terral), sept (Jean Pierre Lamassourre) ou huit (Louis Barthe). La moyenne est trois par foyer.
L’âge moyen du chef de famille est 42 ans, les plus jeunes étant Joubert (26 ans) Charles Couvert (30 ans) et Vénel (31 ans), les plus âgés Joannin et Borel (58 ans) et Terral (54 ans). (RETOUR)
Chapitre VII : Les Mises en Possession
L’expérience déjà cinquantenaire de la colonisation officielle avait montré que les concessions familiales ne devenaient viables qu’autour de 35 ha. Turenne profite de cette expérience : les 28 concessions totalisent 972ha 74a 50ca, soit 34ha 74a d’étendue moyenne, les surfaces allant de 31ha 10a 80ca pour la plus petite à 38ha 26a 60ca pour la plus vaste. Sauf à tracer au cordeau des rectangles de 700m sur 500, il n’était certes pas possible ni d’ailleurs souhaitable de chercher à égaliser en surface les concessions : les terres ne sont pas d’égale qualité d’un coin à l’autre et le géomètre en a tenu compte. Chaque parcelle avait été évaluée à son juste prix pour les expropriations. On a élaboré 28 paquets de parcelles de valeur a priori équivalente en prenant en compte les facteurs alors considérés : terre fertile ou non, défrichée ou non, à dérocher ou non, irrigable ou non, en culture ou en pacage. Chaque concession réunit sur un même modèle cinq ou six parcelles de natures définies :
- un terrain à bâtir de 8a au village,
- un lot dit de jardin, irrigué de 20a environ, entre le village et la source,
- un lot dit de verger, irrigable, de 30a environ, dans la même zone
- une terre plus ou moins défrichée de 1 à 2 a à proximité du village,
- une ou deux terres à peine ou nullement défrichées d’une trentaine d’hectares autour de ce premier noyau.
Cette distribution apparaît nettement sur le plan de L.S.F. N° 7, p8.
Pour éviter favoritisme et contestation les 28 lots sont tirés au sort le 9 août 1897 à la sous-préfecture de Tlemcen. Le chapeau contient les numéros des lots urbains de 8a, chaque concession étant liée à l’un deux. Rappelons qu’en prévision d’agrandissements futurs 80 lots à bâtir ont été dessinés (voir L.S.F. N° 6 p6) ; 28 seulement sont tirés au sort, ceux des quatre quartiers (sur dix) situés au nord de la place de l’école. Les autres sont tenus en réserve ainsi que les quatre lots du centre (au carrefour décrit dans « Haute tension » du N° 7) destinés à des artisans ou commerçants.
Voici les lots attribués et les noms de leurs attributaires :
7 : Berlin (rayé, surchargé Blanchon), 8 : Debroas, 9 : Barthe Jean, 10 : Izoard, 11 : Ducla, 12 : Pellegrin, 13 : Crozet (rayé surchargé Barthe Louis), 15 : Bedoin, 16 : Gin, 17 : Louet, 19 : Brette (rayé, surchargé Malhoutier), 20 : Vve Couvert Bernard, 21 : Vénel, 22 : Chistophe, 24 : Roussilhès, 27 : Descaunet, 28 : Chéron, 29 : Terral, 30 : Roumat, 32 : Baichère, 33 : Barthe Louis (rayé, surchargé Vincent Paul-Emile), 34 : Lamassoure, 36 : Mas, 37 : Couvert Charles, 38 : Borrel, 39 : Cayla Victor, 40 : Vincent Emile, 42 : Joanin.
Cette liste ne sera pas définitive. Aux corrections déjà apportées s’en ajouteront d’ultérieures :
Morety remplacera Pellegrin (N° 12), Fréret, Gin (N° 16), Reysset, puis Cayla Prosper succèdent à Malhoutier (N° 19), Cardone se substitue à Christophe (N° 22), Joubert à Mas (N° 36), La Vve de Jean Roussilhes obtient d’échanger son lot contre le N° 28 de Chéron, défaillant et Deroblès obtient à sa place le N° 24 d’abord cédé à Bezat qui renonce… Si je cite tous ces noms, certains restés inconnus, c’est pour montrer la versatilité de nombreux prétendants qui, après avoir de loin rêvé à la fortune, sont venus sur place et ont trouvé le soleil trop chaud, la terre trop rocailleuse, les caroubiers trop solides, bref les cailles pas assez rôties.
Aussitôt effectué le tirage au sort suit la formalité de la mise en possession. Le géomètre donne rendez-vous aux concessionnaires, à partir de septembre 1897, pour reconnaître les lieux. Les uns après les autres s’y rendent comme l’on voit sur la liste reproduite dans L.S.F. N° 5 p7.
J’imagine ma jeune grand-mère Marie montant de Négrier avec son beau-frère Charles Couvert (ils ont rendez-vous le 8 et le 9 novembre) en carriole dans la nuit pour prendre au petit jour à Tlemcen la diligence de Marnia. La route empierrée est étroite, très sinueuse, bien dégagée à la montée et à la descente du col du Juif, inquiétante dans les gorges de l’oued Zitoun. C’est un aller-retour de deux jours avec souper et coucher dans la grande baraque que Clovis Fournier, «ancien combattant militaire de 1870 » a installée dès 1895 à l’entrée du village, face à l’abreuvoir.
Entre la baraque et le caniveau trois jeunes platanes d’un an, dépouillés par l’automne, sont surpris d’avoir échappé à leur premier été. On inspecte la concession de Marie lundi après-midi, celle de Charles mardi matin, conduits par le géomètre sur chacune des six parcelles, d’une borne à l’autre. C’est une bonne trotte qui mène du centre du village – empierrées, bordées de caniveaux, les rues étalent leur quadrillage plat, comme un plan dessiné sur le sol. Seuls se dressent au-dessus des doums, des guendouls et autres broussailles le fortin de la gendarmerie, la baraque de Fournier et le chantier de l’école. Se voulant accueillants à l’entrée, remplis d’eau fraîche sans arrêt renouvelée, le lavoir et l’abreuvoir ont leurs abords souillés par les gens de passage – du centre du village donc, vers la source puis les confins du territoire, jusqu’à l’escarpement de travertin qui tombe sur Barbata au sud, jusqu’au bas fond de Chabet bent Allah (le ravin de la Fille de Dieu) qu’embaume la menthe sauvage au nord. Car Marie veut tout voir avant d’apposer sur le procès-verbal la mention « qui accepte sa concession » suivie de sa signature. Le procès-verbal, sur formulaire imprimé, indique de la main du géomètre la teneur, la nature et l’état actuel de chaque parcelle. Par exemple : « lot n° 61 dit de jardin de 0.20.30 entièrement défriché » ou lot n° 196 de culture d’une contenance de 27.06.08, 1/6 défriché 5/6 en palmiers et broussailles. Une masure arabe, des amandiers, des figuiers et des oliviers existent sur ce lot ». Le procès-verbal ne dit pas si un Arabe observait de loin les silhouettes arrêtées devant la masure, ni si Marie s’interrogeait sur la vie qui avait animé ce gourbi en ruines. Ce qu’elle se dit plutôt c’est qu’il va falloir travailler dur et que la prospérité sera longue à venir. (RETOUR)
Chapitre VIII - Premiers Occupants
Donc du 19 septembre 1897 au 30 avril 1898, 22 des 28 premiers concessionnaires ont visité et accepté leur terre. Les six autres le feront dans les trois mois, ou les années, qui suivent au fur et à mesure du remplacement des défaillants.
L’occupation effective du village sera lente et laborieuse tant par les « immigrants» dont seul le chef de famille a passé la mer pour la prise de possession et hésite ensuite à faire venir femme et enfants tant que la maison n’est pas construite, que l’école n’est pas ouverte que par les «algériens» qui, pour les mêmes raisons auxquelles s’ajoutent pour certains l’entretien de ce qu’ils possèdent déjà, font le va et vient entre leur village d’origine et le nouveau. Tous, ou presque tous, recevront à un moment ou l’autre au moins une mise ne demeure de «s’installer sur son attribution d’une manière stable et définitive.» Prenons par exemple le cas de Marie COUVERT.
En mai 1898 (elle a 6 enfants de un à quinze ans dont 3 vont à l’école) elle écrit au Préfet, de Négrier, pour obtenir un titre provisoire de propriété qui lui permettra d’emprunter : «j’ai semé huit hectares d’orge mais je n’ai pu construire faute de ressource». En juin, Louise obtenant le certificat d’études, restent deux enfants d’âge scolaire : On habite donc toujours à Négrier en octobre même si Marie, laissant les petits à sa belle-mère, va avec ses aînés faire les semailles (entre les palmiers-nains) à Turenne. Où couchent-ils alors ? À l’auberge Fournier sûrement trop chère ? Dans une pièce de la maison Descaunet (« j’ai le premier bâti une maison dans ce village, cette maison a servi de refuge aux premiers arrivés» déclare-t-il plus tard dans une lettre au préfet) ? Ou entre les murs de la maison en construction, à l’abri d’une bâche ? Nous aurions dû être plus curieux et interroger nos anciens quand il était temps même s’ils préféraient laisser s’effacer des souvenirs trop pénibles. Ce va et vient ne convient pas à l’Administration : une mise ne demeure est notifiée le 25 novembre 1898 par le commissaire de Police de Tlemcen à Marie qui s’exécute et s’installe dans les jours qui suivent, définitivement, à Turenne. Albert et Charles sont-ils restés à l’école à Négrier chez la grand-mère ou les a-t-on laissés en jachère jusqu’à la nomination de la première institutrice, Mlle Vargas, en octobre 1899 ?
Qu’on m’excuse pour ce nouvel exemple trop personnel, mai significatif, tiré non de souvenirs mais des archives. Elles en contiennent de semblables touchant la plupart des concessionnaires. Ainsi, le 7 décembre 1899, se défiant de rapports trop indulgents de l’Administrateur de Sebdou, le Sous-Préfet de Tlemcen se rend sur place et constate ce qui suit :
Barthe Jean, lot N° 9 : vient de temps en temps, ne réside pas. A loué sa maison au chef cantonnier Orgelier.
Barthe Louis, lot N° 13 : n’a jamais installé sa famille, n’y est lui-même que quelquefois.
Bedoin Jean, lot N° 15 : ne réside pas. Conseiller municipal à Tlemcen, habite Mansoura avec sa famille.
Descaunet François, lot N° 27 : vient de temps en temps, ne réside pas, a loué sa maison à la famille Clément. Habite Tlemcen ou il est charron.
Terral Célestin, lot N° 29 : ne réside pas, y a installé son fils aîné et un autre enfant. Habite Hennaya avec 4 enfants.
Lamassourre Jean Pierre, lot N° 34 : habite Bréa avec sa femme et 5 enfants. Vient de temps en temps sur la concession.
Couvert Charles, lot N° 17 : ne réside pas. Habite Négrier avec sa femme et 3 enfants.
Borel Joachin, lot N° 38 : immigrant, jamais venu sur sa concession. Son fils Frédéric réside seul.
Morety Edouard, lot N° 12 : tient un café à Tlemcen, se rend de temps en temps sur sa concession, ne réside pas.
Bézal Pierre, lot N° 24 : ne réside pas en dépit d’une mise en demeure. Prononcer sa déchéance s’il ne s’installe pas avec sa famille avant le 14 janvier.
Reysset Vincent, lot N° 19 : immigrant, ne s’est même pas fait mettre en possession, mais concession seulement attribuée le 20 septembre 1899.
…..sur 28 concessionnaires, 17 seulement sont installés à Turenne alors que le peuplement est commencé depuis 2 ans.
(Ces 17 sont : François Blanchon, Florentin Debroas, Joseph Izoard, Pierre Ducla, Delphin Freret, Louis Louet, Marie Vve Bernard Couvert, Edouard Vénel, Sébastien Cardonne, Marie Vve Jean Roussilhes, Jacques Roumat, Gabriel Baichère, Paul Vincent, Auguste Joubert, Victor Cayla, Emile Vincent, Cyprien Joanin, accompagnés, 13 d’entre eux de leur femme, d’environ 35 enfants, de quelques frères ou sœurs, de quelques beaux-parents et même de deux domestiques amenés de France.)
Pas content le Sous-Préfet ! Dépossédés, Bézal et Reysset seront remplacés par Louis Deroblès en 1900 et Prosper Cayla en 1906. Les autres obtempèrent plus ou moins rapidement (nouvelles mises en demeure de Jean et Louis Barthe, de Bedoin, Morety, Descaunet en 1901 ou 1902) mais tous finalement obtiendront leur titre définitif de propriété, soumis à cinq ans de résidence, entre 1902 et 1905, certains récalcitrants plus tôt que les plus disciplinés !
Quelles pensées trottaient pendant ce temps dans les têtes des témoins avoisinants, arabes expropriés et rejetés au-delà du lotissement, immigrants espagnols campant autour des charbonnières ou prêts à louer leurs bras pour aider à l’arrachage des palmiers-nains et des caroubiers ? (RETOUR)
Chapitre IX : La deuxième Vague
Les 28 premiers colons n’ont pas encore fini de s’installer que l’Administration prépare l’arrivée du complément jugé indispensable à la viabilité du village.
«Ce village, en raison de sa situation sur la route de Tlemcen à Lalla-Maghnia, doit être fortement occupé. Au point de vue stratégique comme dans l’intérêt du développement de la colonisation, le centre de Turenne a besoins en effet de recevoir la plus grande importance » écrit le Gouverneur Général au Préfet d’Oran le 11 octobre 1899.
Le village lui-même, avec ses 80 lots à bâtir, son eau arrivant aux fontaines, son garde champêtre (Victor CAYLA) nommé en juillet 98, son école enfin pourvue d’une institutrice (Melle VARGAS) le 4 octobre 99, son auberge FOURNIER reconstruite en dur et sa quinzaine de familles implantées à demeure est prêt a accueillir les nouveaux venus.
Reste à rendre disponibles, pour les leurs octroyer, les terres dispersées sur le secteur encore aux mains de leurs propriétaires traditionnels. L’Administration est soucieuse de les ménager. Elle n’a pas été indifférente à la pétition déposée le 1er avril 99 par 41 chefs de famille des Ahl-Bel-Ghafer pour s’opposer à de nouvelles dépossessions et cherche à désarmer cette opposition. Elle aimerait les violer avec leurs consentements et regrette que ses fonctionnaires, sur le terrain, ne soient pas plus adroits. En réalité, il y a alternance de succès et de revers, acceptation par les intéressés des conditions de cession proposées suivie, au moment de signer, de volte-face. Ce qu’exprime ce rapport de l’Administrateur de la commune mixte de Sebdou, le 11 février 1901, faisant état de « propriétaires revenus sur les promesses de vente ou d’échanges consenties il y a quelques mois…. (sous) la pression exercée par la famille BOURICHE qui a toujours vu avec peine la colonisation s’implanter à Turenne ‘’.
Les moyens de pression de l’Administration l’emportent cependant sur ceux des BOURICHE et le 29 janvier 1904 est affiché sur les murs de la ville et du village, diffusé par «le courrier de Tlemcen», l’arrêté «d’expropriation pour cause d’utilité publique avec prise de possession d’urgence des terrains nécessaires pour l’agrandissement du centre de Turenne, commune mixte de Sebdou». Sont touchés :
- au Douar Kréan : 5 parcelles, 15 propriétaires nommés, plus les consorts soit 21ha 19a 10ca,
- au Douar Ahl Ghafer : 54 parcelles (dont 21 à la Société Domaniale Algérienne), 52 propriétaires soit 302ha 72a 64ca,
- au Douar Tameksalet : 1 parcelle de 6ha environ à un propriétaire arabe, le reste à la S.D.A, soit 115ha 96a 80ca,
- au total 444ha 88a 54ca. Les terrains sont qualifiés «terre de culture» (surtout aux Ahl Bel Ghafer), «broussailles et rochers» (surtout à Tameksalet), «jardin de figuiers» ou «d’oliviers». Les 5/6 des terres sont cédées contre indemnisation, 1/6 par échange.
Les terrains ainsi libérés, on peut appeler les nouveaux occupants. Compte tenu de réserves foncières antérieures ce sont finalement 581ha 51a 21ca qui sont distribués aux 16 nouvelles familles soit 36ha 34a par concession, 1ha et demi de plus qu’en 1898.
La consistance de chacune est analogue à celle de 1898 : un lot à bâtir, un lot de jardin, plusieurs lots de culture répartis de manière à équilibrer les valeurs.
On remarque cependant moins d’homogénéité : ainsi le n° 1 (Colombies) n’a qu’une parcelle de culture de 37ha d’un seul tenant, tandis que le n° 4 (André Vasserot) en compte huit de moins d’un ha à moins de huit.
La liste originelle des 16 concessionnaires agréés établies en 1905 sera surchargée, dans les six années qui suivent, par autant de noms de remplaçants. Cette liste comptait 10 immigrés et 6 algériens. Huit des immigrés, deux des algériens prennent possession de leur terre dès la fin de 1905 :
- Joseph Ailloud du Rhône – lot N° 48
- Paul Aurousseau de Paris – lot N° 14
- Pierre et Paul Bonnet - lot N° 55
- Daniel Gaudissard des Hautes Alpes – lot N° 47
- Prosper Cayla du Lot – lot N° 23
- Jules Marcot d’Aîn Sidi Charif près d’Oran – lot N° 5
- Louis Terral d’Hennaya mais né dans l’Aveyron – lot N° 56
- André Bonnet dans le courant de 1906 – lot N° 46
- Pierre Vasserot des Hautes Alpes - lot N° 57
- André Vasserot des Hautes Alpes - lot N° 4
Le temps de prononcer la déchéance des défaillants et s’installent trois remplaçants :
- François Rostaing d’Aïn Fezza mais né en Savoie en septembre 1906 – lot N° 6
- Joseph Schwall de Misserghin en juillet 1907 – lot N° 58
- Charles Martin de Savoie, en août 1908.
D’autres remplaçants se dédisant, ce sont de nouveaux désignés qui suivent :
- Sylvain Colombies de Safsaf, mais né dans l’Aveyron en 1909 - lot N° 1
- Désiré Maurin e juin 1910 tous deux en troisième position, voire en 4éme comme Paul Dumont DE LA Haute Savoie en mars 1910, sur le lot N° 61
- Quand au lot N° 23 que Prosper Cayla a pu échanger dès 1905 contre un lot de la première attribution, c’est un 5éme candidat, Louis Salesse d’Oran, qui en héritera en 1911.
Heureusement, les premiers installés n’ont pas attendu l’arrivée du dernier pour se mettre au travail. (RETOUR)
Chapitre X - Le Peuplement Parallèle avant 1914
A la veille de la guerre de1914 Turenne compte environ 700 habitants (438 en 1906, 622 en 1911). Le noyau de colons implantés par l’Etat doit représenter un peu moins de la moitié de ce nombre. En effet les 44 familles installées de 1898 à 1910 comptaient officiellement 236 personnes : 117 adultes, 139 enfants ou adolescents. Depuis, quelques familles ont quitté le village (Baichère, Yzoard, Prosper Cayla, Aurousseau, Deroblès, Gaudissard, Martin), d’autres sont restées partagées entre Tlemcen ou les villages voisins et Turenne (Barthe, Bedoin, Descaunet, Lamassoure, Morety, Terral) et il est difficile de savoir combien de membres de ces familles sont comptés d’un côté ou de l’autre. Enfin, Oujda occupée depuis 1907 attire au moins temporairement tout ou partie de quelques familles (Freret, Krick-Couvert). Mais s’il y a eu déperdition, il y a eu aussi accroissement : les plus jeunes ont continué de procréer, les enfants des plus âgés ont créé leurs propres ménages (Baron-Couvert, Krick-Couvert, Chambelland-Terral, Terral-Cardone, Simon Lamassoure, etc.) et naissent les enfants de la seconde génération. La natalité l’emporte de loin sur la mortalité : 1 décès, 5 naissances en janvier-août 1906, 15 décès, 35 naissances en 1908.
S’il est raisonnable d’évaluer à 300 environ le nombre d’habitants appartenant à ce noyau originel, il en reste 400 dont on n’a guère parlé jusqu’ici et dont on essaiera d’étudier les origines. On distinguera :
- Les indigènes musulmans,
- Les pionniers antérieurs à la colonisation officielle,
- Les immigrants français de souche,
- Les immigrants français d’origine israélite indigène
- Les immigrants étrangers ou d’origine étrangère, surtout espagnole.
Les indigènes : En créant un centre de colonisation nouveau l’Etat escomptait un peuplement français. L’achat des terrains arabes, à l’amiable ou par expropriation, impliquait le retrait de la population indigène, fixe ou mobile, qui y vivait disséminée. De fait, jusqu’à la Grande-Guerre il n’y eut aucune famille arabe dans le village même, quelques-unes seulement sur le territoire communal. Parmi elles, Tahar Ben Mohamed, resté propriétaire de la parcelle 187, au-dessus de l’oued Barbata ne serait-il pas ce noir, voisin des Lamassoure, qui donna son nom au maléfique «Trou du Négro» ? Nous reviendrons dans un chapitre ultérieur sur le reflux de la population indigène dans la commune après la guerre de 1914-18.
Les pionniers non officiels :
La construction de la nouvelle route Tlemcen – Marnia (1884-85) a précédé la fondation du village.
Les premiers plans parcellaires du territoire promis à la colonisation font apparaître quelques propriétés non arabes sans doute acquises dans les années 1895-1897 :
- Abraham Moudram (ou Abouderrham) : 4 parcelles, près de 32 ha (environ 1896), dont une maison en bordure de la route qui sera la plus ancienne du village, habitée dans les années 30 par la famille Santocha.
- Pastor : 4 parcelles, 43ha (environ 1892), dont une maison en bordure de la route de Tlemcen, à mi-chemin entre la future ferme Fabre et le pont sur l’Oued Hafir.
- Emile Ducros : 3 parcelles, 19ha (environ 1892), dont une maison dans le virage de la route en face de la future ferme Fabre.
- Para : une parcelle de plus de 18ha (environ 1896) en bordure de l’Oued Barbata après le premier virage sur la route de Marnia.
- Nicolas Marcovitch (1890/95) : ne possède alors rien sur le territoire communal mais exploite un moulin en territoire indigène au pied de la montagne.
- Augustin Gomez (1890/1900) : ne possède rien, mais exploite des charbonnières dans la forêt de Moutas.
- Clovis fournier (environ 1897) : ancien combattant de 1870, entrepreneur et entreprenant, en même temps maçon et aubergiste, indispensable aux particuliers et à l’Administration, se substituant à temps aux tâcherons défaillants, semble avoir été une figure majeure des années de gestation et de naissance du village. A peut-être lui-même planté les trois Platanes.
- Haïm Bénichou (1890/1900) : Tlemcénien, lance dès 1890, avec Chaloum Darmon, une liaison par diligence légère entre Tlemcen et Marnia. Il s’installera plus tard au village.
De ces huit pionniers, quatre au moins ont participé au peuplement du nouveau village :
Ducros (son fils Auguste), Marcovitch (ses trois fils Victor, Baptiste et Emile), Gomez (ses neufs enfants qui fondèrent autant de foyers), Bénichou (5 enfants).
J’ignore s’il y eut des Pastor au village, si l’une des familles juives présentes plus tard au village avait un lien avec Abouderrham et si certains de nos Parra descendaient de celui de la parcelle N° 199. (RETOUR)
Chapitre XI – Parenthèse sur les prêts hypothécaires
Avant d’aller plus loin dans l’histoire du peuplement du village, il me faut apporter une correction et une précision fournies par Henri Rostaing.
Il m’écrit en effet : «Si à la création du village il n’y avait pas d’arabes habitant ces lieux1, je ne pense pas que l’on puisse dire qu’il n’y en avait pas encore en 1914. Il me semble bien que la famille Kettab Bensalah était installée à côté de Lévy Fredja, et que dans la grande cour arrière, ses neveux, les deux frères Habib et Larbi Berri tenaient déjà leur magasin face au marché. De même, il existait deux magasins tenus par des Benabadji. Il est vrai qu’ils étaient plutôt d’origine turque2 qu’arabe. Je me souviens aussi que mon premier camarade et voisin de table à l’école, en 1909, s’appelait Mohamed Zerrouki ; son père, douanier, habitait sans doute le village en 1914».
Henri Rostaing m’éclaire aussi, confirmé en cela par Henri Rigaill, sur Abraham «Abouderrham» ou «Moudram» selon les documents, «Bou-Draham» selon eux, c’est-à-dire «Père de l’Argent», «l’Homme aux Gros Sous», ainsi surnommé par les Arabes parce que «connu comme prêteur sur gages. Il sut se créer deux belles propriétés aux Ouled Riah et une autre sur la route de Marnia. Il s’habillait comme les juifs algériens avec le grand sarouel. Je le voyais souvent en allant à l’école.»
On rejoint là un phénomène constamment perceptible tant dans les archives que dans les pages judiciaires des journaux de l’époque. Que l’on soit fellah dans le bled ou colon nouveau concessionnaire, on possède le terrain mais pas l’argent pour le mettre en valeur ou en vivre décemment. En face, attendent de petits ou de gros capitalistes en état de prêter à la petite semaine, sur gages, ou abondamment, sur hypothèque. Les dossiers de colons, dans la proportion de un sur trois au moins, contiennent un document bleu, double page couverte d’une écriture serrée, expédition sur papier timbré d’un emprunt de 1000, 2000 ou 3000 f, jamais plus, à 7% d’intérêts payables par semestre, la première semestrialité déjà retenue sur le capital prêté, prêt engagé sur la concession dont on n’est encore que propriétaire provisoire. Le prêteur est un notaire, une veuve d’officier, un négociant, un colon qui a réussi sans quitter la ville. Rien n’est laissé au hasard. Il est bien précisé, par exemple, que l’emprunteuse «s’oblige à employer la somme prêtée au paiement des travaux et matériaux de construction de la maison récemment édifiée (il s’agit, dans cet exemple, de la maison de ma grand-mère dans laquelle 11 de ses 19 petits-enfants naitront dans les dix à trente années plus tard)… s’oblige dès que les constructions seront terminées à les faire assurer contre l’incendie… Mme Vve C… déclare… qu’elle est veuve de… que de cette union sont nés six enfants encore mineurs… mais que ladite dame ne leur doit absolument rien leur père n’ayant rien laissé en mourant…» La prêteuse peut dormir tranquille, d’autant que l’emprunteuse, pour s’en sortir, ajoute les activités de blanchisseuse et de couturière à son état de cultivatrice concessionnaire. Souvent, en effet, à force de privation et de travail, l’emprunteur réussit à rembourser dans les temps et à récupérer son hypothèque. Sinon, adieu concession !
A côté de ses multiples prêteurs d’occasion, petits bourgeois de Tlemcen assez prudents pour ne prêter qu’à gens solvables et peut-être peu décidés à leur tordre le cou, sont les grands vautours. Apparemment, si l’on se fie à son surnom, Abraham Bou-Draham en serait un mais je n’ai rien trouvé dans les archives qui le confirme et je n’y lis à sa charge que cette phrase dans une lettre du préfet d’Oran en 1896 : «…je me faisais illusion sur la sincérité des déclarations de cet israélite… » Abouderrham en effet prétend réévaluer de 125 à 150 f l’hectare de terrain dont on veut l’exproprier comme un vulgaire indigène alors, écrit-il, «qu’on n’a imposé à des européens tels que Ducrot, Pastor, Frasquito, Para… aucun prélèvement.» et un fonctionnaire de noter au crayon dans la marge : «mais lui n’est pas un européen» O logique administrative ! Français par décret depuis 1870 mais pas européen et donc expropriable comme les autres indigènes ! Les choses s’arrangeront cependant pour lui et il restera propriétaire de ses parcelles et même les augmentera (voir ci-dessus).
Deux autres prêteurs, prédateurs plus redoutables, apparaissent par contre très souvent dans les documents, un musulman et un chrétien, Hadj Mohamed Seghir et Malti (le Maltais) et «Chancogne frères, Banque et Recouvrements». Gourmands d’argent frais et imprévoyants quant aux possibilités de remboursement, nombre de petits propriétaires arabes obtiennent des prêts qui les enchainent, gonflant de report en report et finissant par les déposséder de leur bien au profit des prêteurs. El Malti et Chancogne revendront, l’un à son corps défendant à la suite d’une faillite, l’autre avantageusement, ce puzzle de parcelles à la Banque de l’Algérie qui, devenue propriétaire de près de la moitié, en valeur, des terrains intéressant l’Etat pour la création du centre de colonisation, les lui rétrocédera en 1896, allégeant ainsi partiellement son travail d’expropriation.
1 Ceux qui y vivaient durent quitter les lieux à la création du village.
2 Des Kouloughlis, descendants de janissaires turcs mariés à des femmes maures de Tlemcen.
N.B. L’essentiel de la documentation de cette «HISTOIRE DU VILLAGE» est puisée dans les Archives d’Outre-Mer, à Aix-en-Provence, dans les dossiers cotés :
GGA 31L78 et 79.
ORAN 1M47 et 60, 2M184d, 2M191a et b, 2M223, 3M607, 608, 609 et 610, etc.
Ou dans les journaux locaux de l’époque. (RETOUR)
Chapitre XII - Le Peuplement Parallèle avant 1914 (suite)
Nous avons vu qu’à côté du noyau de colons implantés par l’Etat vivaient aux abords du village quelques européens arrivés avant eux et quelques indigènes musulmans ou juifs demeurés en dépit des expropriations ou arrivés peu après la création du centre. D’autres immigrants affluent bientôt et s’installent, les uns temporairement comme les fonctionnaires envoyés par l’Etat ou les inconstants qui ne trouvent jamais où fixer leur nid, les autres définitivement, apportant soit leur main-d’œuvre polyvalente, soit leur savoir-faire professionnel, soit leur sens du négoce et tous leur persévérance à améliorer leur sort. On m’excusera de les présenter par catégorie ethniques : c’est ainsi que les distinguent les recensements de 1906 ou de 1911. Je n’ai pu malheureusement trouver les chiffres concernant Turenne qui n’était pas encore commune de plein exercice mais seulement «centre de colonisation» inclus dans la commune mixte de Sebdou-Aïn-Fezza
Puis à partir du 1er janvier 19071 dans celle de Remchi. Ces deux communes, vastes comme un département métropolitain, contenaient la première, Aïn-Fezza (chef-lieu), Sebdou (poste militaire), Terny, la seconde, Montagnac (chef-lieu), Lavayssière, Turenne, chaque village formant une île alors presque totalement européenne dans un océan indigène parsemé d’autres îlots, fermes européennes entourées de terres fécondes ou ingrates acquises à l’amiable ou par spéculation par des propriétaires souvent restés en ville, et cultivées par des fermiers français ou espagnols.
Voici les chiffres pour 19062 (la population de Turenne est comptée à Sebdou) :
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........................................................TLEMCEN..........SEBDOU...............REMCHI
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Français d'origine......................................3368..................977......................776
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Juifs devenus français en 1870................1327....................28.........................22
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Enfants des précédents............................3698...................62........................105
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Etrangers naturalisés individuellement.......247...................24..........................64
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Etrangers devenus français loi 1889........1099..................120........................152
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Id- mais en suspens...................................606....................39..........................64
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Espagnols.................................................1256................1021........................253
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Italiens.........................................................129......................3..........................13
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Anglo-Maltais..................................................2......................0............................0
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Autres.........................................................157....................20............................3
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Total Européens.....................................11889.................2294......................1452
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Indigènes sujets français.......................24710...............19850....................31519
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Marocains..................................................750....................291........................179
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Tunisiens.......................................................4........................0............................0
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Autres..........................................................45........................7............................0
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Total Indigènes....................................25509................20148....................31698
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Total Général.......................................37398................22442....................33150
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On remarque que la population dite européenne représente alors moins du tiers à Tlemcen, un peu plus du dixième à Sebdou, moins du vingtième à Remchi.
Mais revenons aux immigrés de Turenne :
LES FRANÇAIS DE SOUCHE : il y a d’abord les fonctionnaires, instituteurs, gendarmes, douaniers, gardes forestiers, postiers. La plupart viennent et repartent. Rares sont ceux qui ont laissé leurs noms dans les mémoires, des instituteurs surtout (Mlle Vargas, M. et Mme Guenancia, Mme Loustalot) parce qu’ils s’adressaient aux enfants et les ont marqués. Quelques-uns cependant s’installent au village après leur retraite, gens à képi surtout, qui semblent jouir d’un droit de préemption sur des lots à bâtir ou à jardiner. Ainsi dès 1899 apparaissent Mme Geoffroy, veuve d’un sous-officier et qui, tenant un restaurant à Tlemcen ne se montre pas souvent au village, un Pierre Poncept, combattant de 1870, adjudant maître d’armes devenu professeur d’escrime. En 1904, Julien Lemétayer, ancien sous-officier de la Smala des Spahis de Bled Chabka (près de Boughrara) construit une maison (la future maison Langlade) dans laquelle sa femme ouvrira le premier bureau de poste. Arrivé en 1901 comme garde forestier avec ses quatre enfants, Alexandre Doussot passe sa retraite à créer un beau verger autour de sa maison. En 1903 s’installent Galloni et Rostagni, retraités de la gendarmerie, puis en 1909, Charles Marie, ancien brigadier des douanes. Alcide Bontaz, jeune gendarme savoyard, arrive en 1912, épouse en 1914 une fille du village, Rosa Vincent, et ne reviendra au village qu’après la guerre. Emile Dullin, pittoresque garde champêtre, frère de l’acteur Charles Dullin et ancien officier, est arrivé en 1912. Le facteur Julien Allaux, arrivé à la veille de la guerre, reviendra après et nous apportera le courrier jusqu’à sa retraite
Parmi les indépendants, on aperçoit Michel Cazaux qui crée en 1899 un service quotidien de voitures vers Tlemcen. Il vit maritalement avec Célestine Henrion qui envisage en 1903 d’ouvrir un restaurant avec quelques chambres car « l’unique auberge…est fort mal tenue par Mme Fournier», assure l’Administrateur de Sebdou, mais le sous-préfet refuse le lot à bâtir sollicité pour la construction car l’intéressée ne pourrait la réaliser qu’avec les «fonds du sieur Cazaux, son amant et non avec ses propres ressources» inexistantes. Le maçon et plombier Apollon Lombardo est au village depuis 1902, le maçon Charles Gautorbe depuis 1905.
La construction du chemin de fer à partir de 1905 et l’occupation d’Oujda en 1907 suscitent une activité fébrile au village. C’est à ce moment que l’on voit apparaître Louis Parriaux, conducteur de travaux en 1905, Sylvain Colombiès en 1906, Eugène Cazelle, brigadier poseur, Dolfus et Merlo entrepreneurs, Victor Seyrès en 1907, Victor Baron, «conducteur à la voie ferrée de l’Ouest algérien», Jean Krick, entrepreneur, en 1908, Joseph Colin poseur, en 1910, etc.
De nouveaux cultivateurs arrivent également. Sylvain Fabre, originaire de l’Aveyron, achète en 1911 la propriété de Prosper Cayla à laquelle s’ajoutera plus tard celle de son parent Edouard Morety. Victor Gervais, fermier aux Béni-Ouazène (Remchi), achète en 1913 la concession de Deroblès qui sera cultivée après la guerre par son gendre Paul Rigaill. Louis Jolivet, de Mansourah, achète en 1914, celle de Charles Martin.
De tous ces noms cités (et les archives passent sous silence nombres d’autres), seuls les Doussot, Bontaz, Allaux, Seyrès, Fabre, Gervais, Rigaill, Jolivet faisaient partie de notre petit monde des années 30.
Guy Couvert
1 date cueillie dans «Turenne et sa région», petite monographie faite en 1957 par Aline Lamassoure.
2 Pour 1911, les pages m’intéressant avaient disparu de l’ouvrage consulté à Aix, découpées par un lecteur indélicat. (RETOUR)
Chapitre XIII - Le Peuplement avant 1914 (suite)
Les villages blottis autour de leur église que nous montraient les gravures du Lyonnet, notre livre de lecture, nous donnèrent d’abord de la France inconnue l’image d’un pays rural, catholique, paisible. Puis notre science s’étendant, nous apprîmes que parmi ces trente et quelques milles villages, plusieurs centaines conservaient en dépit des guerres et des ostracismes un temple protestant et même, quelques dizaines, en Alsace, une synagogue juive.
Le nôtre, vu des hauteurs de la gare, pouvait être pris malgré la rigidité de son quadrillage pour l’un de ces trente mille villages catholiques de France, avec son clocher dépassant des toits et des arbres. En réalité, si les catholiques, français ou espagnols d’origine, dominaient, ils n’étaient pas seuls : le village comptait aussi plusieurs familles protestantes, sans temple, autant de familles juives, sans synagogue, un nombre un peu plus grand de familles musulmanes intra-muros avec une discrète mosquée à la lisière du village, et même quelques familles ayant coupé tout lien avec la religion. Tout ce monde se côtoyait ni plus ni moins paisiblement que dans n’importe quel village de France mais quand à savoir si les uns et les autres surent profiter de cet éventail de croyances tellement plus ouvert qu’en métropole pour s’enrichir mutuellement, c’est une autre histoire.
Les Protestants
Les protestants, avant 1914, sont arrivés dans les deux contingents de colons officiels, deux familles dans le premier (Aurousseau, Joubert, 16 personnes au total), six dans le second (Bonnet André, Bonnet Pierre, Joanin, Schwall, Vasserot André, Vasserot Pierre, 35 personnes en tout, chefs de familles, épouses, enfants, domestiques). Les Schwall, de lointaine origine rhénane, forment un couple mixte, luthérien-catholique, les autres sont calvinistes, originaires du Bourbonnais, du Queyras, ou du Diois. Bien que minoritaires, ces protestants occupent dans les deux contingents, une place très supérieure à la moyenne nationale : 8 familles sur 44, soit 18 % contre moins de 3 % dans l’ensemble de la France d’alors. Certains bénéficiaient de la solidarité de plus ou moins lointains coreligionnaires comme les Joanin épaulés par les Ruel de Guiard ou les Aurousseau soutenus par la société de Coligny.
Les Juifs
Les juifs de TURENNE étaient de vieux Algériens. Voici ce qu’écrit, en 1954, un notable juif de Tlemcen :
«Les origines des communautés juive en Afrique du Nord remontent à la plus haute antiquité. Leur présence a été constatée en certaines régions plus de dix siècles avant Jésus Christ… Installés à l’origine sur le littoral, les juifs ne tardèrent pas à pénétrer à l’intérieur du continent. Tlemcen ne pouvait manquer d’attirer ces commerçants hardis qui assuraient la liaison avec les autres régions de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie….La présence des juifs à Tlemcen en 1307 est confirmée par Ibn Khaldoun… Jusqu’en 1393, les juifs ne purent résider dans la ville. A cette date ils furent autorisés à vivre à l’intérieur de la cité grâce aux mérites acquis par le Rabb Ephraïm Enkaoua, fondateur de la communauté…. Ayant vécu pendant plusieurs siècles au contact de la population musulmane, les juifs tlemcénien avaient adopté la langue et certaines mœurs de cette population…Le décret Crémieux (1870) éleva les juifs Algériens à la dignité de citoyens français… Depuis l’arrivée des Français les mœurs ont évolué. La langue française est parlée couramment dans toutes les familles concurremment avec la langue arabe à laquelle les juifs tlemcéniens restent très attachés…Le costume indigène par contre a été abandonné.. L’assimilation a été tellement rapide que dans certaines familles le visiteur européen a le sentiment d’être reçu dans une famille métropolitaine… Cette assimilation n’a nullement porté atteinte à l’unité spirituelle du Judaïsme local…»
Bâtonnier Marcel Ghozi, «Tlemcen et sa région» (Coll. Richesses de France, 1er semestre 1954)
Parmi ceux de Turenne, lesquels venaient de Tlemcen, lesquels de l’un des villages berbères (q’baïl) de la haute Tafna, lesquels du lointain Sahara ? Eux seuls sauraient le dire. Nous avons déjà rencontré Aboudraham, propriétaire et prêteur sur gages et Haïm Bénichou père, transporteur, présents dans les parages avant même la création du village.
Fredja Lévy arrive vers 1910. Henri Rostaing en garde un souvenir précis : portant le costume traditionnel, «il tenait son magasin là ou se trouvera plus tard le café maure Zérouki. Il est le père de tous les autres Lévy : Eliaou (le futur bourrelier), Mimoun (le futur épicier), Youda (le futur facteur), Mardochée (Madou, l’aide bourrelier d’Eliaou ?) et une fille. La famille Touati (sans parenté avec les Touati et Lebahr arrivés plus tard) est aussi ancienne. Leur épicerie a été tenue ensuite par le gendre Labbouz».
Un certain Chouktoun Albert (ou Dechoukroun, ou Schoukroun, selon le document) de Tlemcen a racheté en 1902 et 1906 deux lots urbains à leurs détenteurs, la Veuve Geoffroy et Galloni, ainsi qu’une maison à l’un des Vincent, sans doute dans un but spéculatif car il ne semble pas qu’il ait jamais habité le village. Les emplacements seront plus tard occupés par la seconde épicerie Lévy Mimoun (lot 49), par le bazar Labbouz Simon (lot 54) et la cordonnerie Touati (partie du lot 50). Rappelons enfin que vers 1908–1910, les deux instituteurs sont M. et Mme Guenancia. On doit pouvoir évaluer à une trentaine de personnes la population israélite à la veille de la Grande-Guerre.
Sources : aux notes prises aux Archives d’Outre-Mer à Aix en Provence, s’ajoutent les souvenirs confiés par Henri Rostaing. (RETOUR)
Chapitre XIV - Le Peuplement avant 1914 (suite)
Les Espagnols
Quelques familles espagnoles, rappelons-le, étaient présentes aux abords du site de Turenne dès avant sa création : celle d’Augustin Gomez qui exploitait des charbonnières dans la forêt ; de Pastor et de Parra qui possédaient des terres, le premier à l’est du futur village, vers Tlemcen, sur l’Oued Hafir, l’autre à l’ouest, vers Marnia, sur l’Oued Barbata ; et un certain Frasquito qu’on ne connaît que pour avoir été cité avec les deux précédents dans une requête d’Aboudraham. On trouve une allusion à Parra dans «l’Echo d’Oran» du 17 juillet 1894. On y relate une rixe, au douar des Ahl Belghafer, commune mixte de Sebdou, entre des indigènes s’accusant mutuellement «d’un vol de grains commis au préjudice d’un espagnol demeurant au lieu-dit Barbata.»
On peut aussi citer deux entrepreneurs qui ne s’installèrent pas au village mais contribuèrent à sa naissance : Lorenzo qui enleva en 1895 l’adjudication des travaux d’infrastructure ; Ortola qui, écarté en 1895 au profit de Lorenzo et, en 1902, pour l’entourage du cimetière, à celui d’un certain Abadie, dut se contenter de construire pour les particuliers.
Comparés à ces propriétaires ou ces entrepreneurs, à l’aise ou riches, les nouveaux arrivants sont bien démunis. Comme étrangers, ils ne peuvent prétendre à une concession. Ils n’ont que leurs bras à louer, aux concessionnaires, pour le défrichement, aux entrepreneurs ou aux artisans pour d’autres travaux aussi pénibles. Comme pour les colons (avec cette différence qu’ils n’ont pas 36 ha au départ), l’acharnement au travail, le savoir-faire, l’astuce, la santé, la chance, parfois la possession d’un petit capital aideront les uns à subsister voire à réussir ou au contraire l’absence de tels ou tels de ces facteurs en maintiendra d’autres dans la pauvreté ou les fera disparaître. Certains tiendront bientôt des propriétés à ferme ou à mi-fruit en attendant de devenir propriétaires à leur tour, d’autres s’installeront comme artisans à leur compte. Nous ne pourrons les montrer tous mais seulement ceux qui ont laissé leurs traces soit dans la mémoire de descendants disposés à dire leurs souvenirs, soit dans les archives de l’Etat, soit dans la presse.
Parmi les premiers, on aperçoit Frédérico Fernandez ou Rodriguez, le Père Frédérico arrivé via le Maroc en 1904, ainsi qu’un autre Rodriguez, forgeron, le père de Ginès, Antoine, Jules et Lucien, qui a peut-être travaillé d’abord pour Descaunet avant d’ouvrir sa propre forge. En attendant de former ses propres fils à son métier, il emploie un vieil ouvrier espagnol et un jeune apprenti français dont nous avons déjà fait connaissance.
Marie Alarcon (Mme Martinez) pense que ses «parents sont arrivés vers 1907 puisque (son) frère Auguste était né à Turenne mais (leurs) deux sœurs aînées aux Trembles. Moi, je suis née à la Ferme Delphin Fréret ou mes parents travaillaient.»
Dans un rapport daté du 30 août 1906 sur le peuplement du village, l’administrateur de la commune mixte de Remchi compte dans la main-d’œuvre d’origine espagnole travaillant à Turenne : 7 maçons, 7 journaliers, 2 ouvriers alfatiers, 10 ouvriers défricheurs, 3 ouvriers chaufourniers, 4 ouvriers carriers. Il ajoute : «A certaines saisons des équipes de défricheurs marocains et espagnols prennent des terres à défricher à la tâche. Les salaires moyens sont de 2.50 F par jour». Il n’est pas exclu que tel ou tel patron de ces ouvriers soit également espagnol. Essayons, au fil des années de surprendre quelques-uns de ces travailleurs dans ces pittoresques instantanés fixés par les Archives. Ils ne sont malheureusement pas toujours nommés mais quelques lecteurs reconnaîtront peut être leur père ou leur grand-père dans tel ou tel anonyme.
En 1906, Gaudissard «a abandonné sa concession à des espagnols à condition qu’ils la mettent en valeur».
En 1908, Bartolo Semperez, maçon, à Turenne depuis trois ans, déjà français puisque né à Oran, obtient l’octroi d’un lot à bâtir et d’un lot de jardin.
En 1908 encore, Charles Martin présente une quittance de 1213 F de «Martinez Auguste, entrepreneur de défrichement (récemment décédé) pour travaux sur la concession de Martin et fourniture de pierre et de sable». Puis en août 1909, il paie 5069 F à Louis Roblès, entrepreneur de maçonnerie, pour «maison et écurie, porcherie, clapier, basse-cour et atelier» sur son lot N° 3.
En 1911, Louis Salesse «maréchal-ferrant loue sa concession à mi-fruit à un espagnol».
L’administrateur de Remchi certifie le 6 avril 1912 que la Veuve de Pierre Paul Bonnet loue sa concession à Andreo Francisco par «convention verbale à mi-fruit et sous condition de défrichement partiel annuel».
Début 1912, Aurousseau, malade, «a loué à un Espagnol nommé de Fuentès».
Le garde champêtre Dullin constate le 14 avril 1913 que «Cristobal Dey REY, au service de Vidal François, labourait la parcelle (N° 149) revendiquée par Vasserot Pierre».
Si nous empiétons sur la guerre, nous voyons en 1915 la Veuve de Joseph Schwall «ayant loué sa concession à Francisco Lozano, originaire de Sorbas, Province d’Almeria. Celui-ci bénéficie de tous les fruits sous condition de défrichement».
En 1916, Joseph Martinez, surveillant de travaux sur le chantier de chemin de fer de Tlemcen à Béni-Saf, dont «le fils unique a disparu à la bataille de la Marne» sollicite un lot à bâtir au village.
En 1917, ses gendres étant mobilisés, la Veuve de Louis Terral (elle-même née en Espagne), «a donné (son) lot à exploiter à un espagnol de la région… Cet espagnol étant décédé, le contrat a été repris dans les mêmes termes (cession pendant quatre ans avec reddition à l’expiration entièrement défriché) à Torrès Bernard, de Turenne ».
En septembre 1918, Paul Dumont qui après l’avoir «fait défricher par des espagnols à raison de 50 F l’ha » avait «confié sa concession à mi-fruit à un nommé Garcia a remplacé actuellement cet étranger par le nommé Gomez Agustin … payé comme journalier».
Pour connaître les conditions du contrat le plus couramment passé entre le concessionnaire et le défricheur, je ne saurai mieux faire que citer ce qu’en dit le 25 septembre 1918 l’administrateur de Remchi à propos du cas Cardone : « M. Cardone cantinier à Turenne … adonné (son) lot à défricher à des espagnols de la région aux conditions habituelles adoptées ici depuis la guerre … La raréfaction et l’irrégularité de la main-d’œuvre indigène ont contraint les divers concessionnaires de Turenne à recourir pour le défrichement de leurs lots à des étrangers qui ont imposé leurs conditions, c’est-à-dire le cession en rémunération de leur travail et pendant une durée variable, des parcelles aménagées par eux, après quoi le concessionnaire reprend le terrain défriché.» La cession avait duré dans ce cas le temps d’une puis une deuxième récolte sur la surface utile.
Si l’on se fie à la mémoire généralement excellente d’Henri Rostaing, on doit ajouter aux personnes citées comme présentes au village avant 1914, Frutuoso Léoz, Povéda le boulanger, les Costa, les Spiès, les Cintas fermiers chez Aboudraham, les Membrivès, Bonillo le rebouteux, Liminana le chef de gare, plusieurs étant déjà français par la loi de 1882.
Peut-être faudrait-il y ajouter encore les Pérez, les Gracia, les Biamont, les Biscaïno, les Lopez, les Navarro, les Salmeron et d’autres. Dans l’incertitude, je préfère m’abstenir, ne retenant que ceux attestés par les traces d’archives ou les témoignages fiables et je me ferai un plaisir d’accueillir les informations que vous pourrez me donner pour compléter ma documentation. (RETOUR)
Guy Couvert