Trois figures
Barhoun
Dans la cour du marché, adossé au mur qui la fermait du côté de la mosquée, quelques vilaines baraques étaient occupées le jeudi par des forains de la ville. La plus achalandée était celle des Bahroun, père et fils. La cohue en burnous ou haïks agglutinée devant le volet rabattu servant d’étal rebutait les villageoises qui préféraient le calme des mercredis soirs. Les Bahroun officiaient alors dans une autre boutique, une petite pièce louée au fond de la cour des Vincent.
Ils venaient de Tlemcen, ou de Marnia, je ne sais plus, faisant le tour des marchés avec la régularité des feuillets du calendrier. Nos mères attendaient notre retour de l’école pour les y accompagner. Elles faisaient là leurs provisions d’épicerie à meilleur compte qu’au village et avaient besoin de nos bras pour porter les paniers. Inutile de décrire le Khanout de Bahroun : les vieux n’en ont pas besoin qui, fermant les yeux, le revoient sans peine, faisant monter à leurs narines des senteurs d’épices, de savon, de moisissure et de souris, tandis que les jeunes, habitués des hypermarchés modernes, liraient cent fois la meilleure description de l’un de ces capharnaüms sans mieux l’imaginer que nous-mêmes une échoppe gauloise. Je ne rappellerai que la lampe à carbure pendue à la poutre du toit sans plafond et chuintant au-dessus de la tête du vieux Bahroun. Le jet incandescent résistait aux courants d’air, jetant une lumière agitée et aveuglante qui rétrécissait nos pupilles, faisait éclater de clarté les objets qu’elle touchait et rejetait dans une ombre aux profondeurs inégales les arrières d’étagères, les poutres, les tuiles rondes. Par-delà le comptoir qui m’arrivait au nez, la tête blanche du vieillard se détachait, rayonnante sur les fonds obscurs, comme en ces bibliques gravures de Rembrandt que je ne connus que bien plus tard. Cette tête ne bougeait guère car c’est le fils qui faisait tout. Il plongeait sa pelle courbe dans le sac de pois pointus, de semoule ou de lentilles, corrigeait du bout de la pelle par un léger retrait ou rajout l’équilibre de la balance s’il n’avait pas eu la main exacte, fronçait d’un geste rapide de trois doigts de chaque main les deux bords rapprochés du gros papier gris qui avait reçu la pelletée sur la balance jusqu’à en faire un solide paquet, marquait au fur et à mesure le prix sur chacun après avoir sucé son crayon-encre qu’il replantait aussitôt derrière son oreille pour avoir les mains libres, faisait rapidement son addition sur le dernier paquet, comptait à haute voix la monnaie du billet en remontant par degrés du prix à payer au chiffre rond du billet. On n’entendait de lui que « Et après ?... C’est tout ?... … et dix, qui font cent… C’est à qui ?... » Pas un mot sur le temps ou sur les évènements, une excuse parfois pour un produit absent qu’il n’apportait pas en vrac faute de demande suffisante et dont il enregistrait la commande avec la promesse de l’apporter jeudi prochain.
La causette avec les clientes, c’est le vieux qui la faisait faute de se rendre utile autrement car il ne pouvait plus se pencher sur les sacs, se dresser vers les étagères, pivoter sur ses hanches rouillées. Un mercredi, il n’est pas venu, et on ne l’a plus revu.
Boccoro
Boccoro n’appartenait pas tout entier au village. Nous le partagions avec les voisins, de Marnia à Lamoricière, de Sebdou à Beni-Saf, chacun le revendiquant ou le répudiant selon le pittoresque ou la noirceur de sa dernière incartade. Je crois que c’est Montagnac qui a sur lui les droits de paternité le moins discutables. Instable d’esprit, instable de corps, Boccoro était ailleurs aussitôt qu’on l’avait aperçu quelque part. Mahboul, il était respecté comme tel par les Arabes évidemment, par les Européens également, et même par les gardes champêtres et par les gendarmes. Nomade, il voyageait sans bagage et sans billet, accroché à l’échelle arrière des cars Bendimered ou Ruffié, grillé par le soleil, trempé par la pluie ou recroquevillé sous la neige. Les contrôleurs feignaient de ne pas le voir, ignorant d’ailleurs souvent s’il y était ou s’il n’y était pas car il n’apparaissait qu’à la dernière seconde et se décrochait où bon lui semblait, profitant d’un ralentissement dans un virage ou d’une halte entre deux villages. Il vivait d’aumônes, de petits services rendus aux voyageurs quelquefois, de petits chapardages plus souvent. Il connaissait tous les cafés maures, tous les fondouks de l’arrondissement qui l’avaient hébergé au moins une fois. Je ne crois pas qu’on l’ait vu habillé autrement que de son sarouel, sa chemise et sa chéchia, peut-être renouvelés parfois sans qu’on l’ait remarqué. Quel était son nom ? Qui l’avait surnommé Boccoro et pourquoi ? Comment le savoir ? Quel âge avait-il ? En avait-il un ?
Un jour, on s’est aperçu qu’on ne l’avait pas vu depuis quelque temps. On s’est interrogé, sans s’en inquiéter. On allait l’oublier quand on apprit que son cadavre avait été trouvé au bord de la route. Il s’était décroché de son échelle, comme un fruit trop mûr.
Erasme
Erasme ne s’était jamais marié. Si j’en cois mes souvenirs, il a toujours eu cinquante ans, il a toujours vécu debout au milieu de la route nationale, au carrefour du chemin de Remchi. Pépico vous dira qu’il allait les soirs d’été guetter les chacals derrière les mûriers, Mauricette confiera que c’était un bien gentil grand-oncle, d’autres affirmeront qu’il ne rechignait pas aux travaux des champs, moi je ne peux dire que ce que j’ai connu. Il aimait la compagnie des enfants et des jeunes gens, auxiliaire désintéressé de l’instituteur et du curé, nous faisant doctement la morale. Pour dire la vérité, nous changions de chemin quand nous l’apercevions au loin. Il ne nous grondait pas, ne nous ayant jamais pris en défaut. Il parlait seulement. De chacun de nous, il semblait vouloir faire l’enfant parfait qu’il n’avait pas eu.
Ma grand-mère signifiait en deux mots l’interdit net et définitif. A mon père, il suffisait d’un regard. L’instituteur alternait la leçon édifiante de 8 heures et la gifle expéditive du gros de la journée. Erasme, lui, parlait. Tout ce temps où nous avons dû l’entendre sans l’écouter, les fourmis dans les jambes, n’osant lui faire offense de nous enfuir en riant ! Car nous étions moins mal élevés qu’il ne le pensait.
Je me rappelle la dernière fois qu’il nous prêcha. Les années avaient passé, nous avions monté en asperges. Le collège nous avait émancipés. Une fin d’après-midi, de grandes vacances, nous rentrions en groupe d’une longue partie de basket. La chemisette mouillée, les joues en feu, la sueur coulant par tout le corps, parlant fort nous n’avions pas vu Erasme à son poste. Il nous accoste, le nombre ne l’effrayant pas. Nous nous arrêtons, le saluons. « Voilà bien les jeunes d’aujourd’hui ! pas fainéants, non ! mais qu’est-ce-qu’ils font de leur sueur ? Rien de bon. C’est du gaspillage, mes enfants ! Vous vous rendez compte, avec une pioche et une pelle, tout ce que vous auriez fait comme travail ? sans vous fatiguer plus ! » Si ce ne sont pas là ses mots, la substance y est. Nous l’écoutions poliment, goguenards en dedans, dédaignant de lui expliquer notre bonheur, ce bien-être dans lequel nous nous sentions, le corps léché par la brise tiède du soir, le cerveau fouetté par l’afflux de sang oxygéné, les muscles relâchés.
Peut-être avait-il raison, cependant. Aujourd’hui, voyant tous ces coureurs dans les jardins publics, il m’arrive de penser que, réunis dans une immense cage à écureuil branchée sur un alternateur, ils permettraient l’économie d’une centrale nucléaire.
Guy Couvert
La Source Folle N° 25 – Printemps 1995