La Nationale 7
Turenne s’enorgueillissait d’être sur la Nationale 7 « de Relizane à la Frontière marocaine », sur la grande voie de Tunis à Casablanca. Construite au temps des soldats à pied et des voyageurs en diligence, jamais redressée depuis, elle était, de Tlemcen à Marnia, très sinueuse. Chaque fois qu’elle coupait l’un des nombreux oueds descendus de la montagne elle faisait un crochet vers l’amont et, ménageant l’effort des attelages, le traversait au plus près sur un pont étroit dont l’arche cependant modeste paraissait démesurée pour le filet d’eau qui coulait au-dessous mais suffisait à peine aux coups de colère de septembre ou d’avril. Il lui fallait aussi monter et redescendre sans raideur le col du Juif, descendre et remonter de même la vallée de la Tafna en épousant amoureusement les courbes des collines, rocailleuses du côté de Tlemcen, argileuses du côté de Marnia ; il lui fallait aller et revenir en équilibre dans la paroi de l’une puis l’autre rive de l’oued Zitoun en contournant précautionneusement les ressauts du ravin. Les charretiers et les postillons apprécièrent pendant cinquante ans cette prudence des ingénieurs mais de notre temps les avis avaient changé. Les automobiles avaient la prétention d’aller vite (il en passait bien quarante dans la journée vers 1930). N’a-t-on pas entendu alors des chauffeurs se targuer de franchir en 29 mn les 29 km qui séparaient Tlemcen de Turenne, dans le sens des plus nombreuses descentes il est vrai ? Mais à quel prix ! Coups de frein et dérapages aux virages, radiateur fumant dans l’Aqbet el Youdi, bruit de ferraille et de vitres dans les descentes, et une poussière ! Mon père se rappelait que les virages étaient si usés, si creusés, qu’on se décida à les protéger d’une couche de goudron, vers 1925 peut-être. Eux seulement, quinze mètres avant, quinze mètres après. Puis plus tard, dans les pentes ravinées entre deux virages rapprochées. Partout enfin, dans les années trente. On ne dérapait plus sur le gravier et la poussière mais on glissait sur la croûte noire, lisse et bombée, surtout après une première petite pluie de fin d’été. Les accidents étaient nombreux, souvent cocasses, parfois effroyables. On ne risquait plus les attaques de brigands, les chevaux n’emportaient plus la diligence dans le fossé mais on a vu dans le défilé de l’oued Zitoun un camion enfoncer le parapet, quitter la route, se poser sur l’escarpement rocheux qui la soutenait et rester là, en équilibre, le train avant surplombant le précipice, le chargement maintenant heureusement l’arrière sur le rocher. Les roues tournaient encore dans le vide quand le chauffeur et le graisseur terrorisés réussirent, collés à la carrosserie, à se glisser de la cabine jusqu’au plateau. Le camion suspendu eut l’honneur d’un article et d’une photo dans l’Echo d’Oran des jours suivants. Il n’y avait pourtant pas eu mort d’homme, au contraire d’un autre accident moins spectaculaire mais plus meurtrier, celui d’un autocar qui versa dans le fossé et d’où l’on retira plus de dix cadavres vidés de leur sang. On n’avait pas encore inventé ou imposé le verre « sécurit » et les éclats de vitres produisaient alors des blessures horribles.
Notre route cependant s’assagissait peu avant le village, juste le temps d’y passer. Elle se redressait soudain, nettoyait ses abords, éliminait toute fantaisie, comme ces compagnies de tirailleurs qui, joignant Tlemcen à Marnia, abandonnaient le pas de route à la vue des premières maisons, reprenaient l’alignement, rajustaient leur tenue et, section par section, allaient droit devant eux au pas cadencé sur le chemin devenu rue. Rectiligne sur un peu plus de deux kilomètres (une borne à bonnet rouge sur le trottoir devant chez Fichot, la précédente en amont peu avant le tournant Fabre, la suivante en aval peu avant le tournant de Barbata) notre route passait ainsi, transperçant le village comme une aiguille à tricoter la pelote de laine.
Légèrement déclive d’est en ouest, docile à la faible pente du plateau qui portait le village et ses premières cultures, coupant à angle droit la voie nord-sud qui menait vers la grande source et la montagne d’un côté, vers Remchi et la mer de l’autre (ainsi jadis le decumanus coupait le cardo des antiques cités de la Maurétanie romaine) elle était à notre insu la grande voie porteuse de vie et de rêve. Elle nous a marqués dans notre enfance et notre inconscient nous le rend, à l’improviste. Ainsi, certains matins, au premier réveil, au sortir des limbes, il m’arrive d’entendre l’une des premières voitures de l’aube ronfler le long d’une avenue rectiligne distante de mon immeuble comme l’était la route nationale de notre maison et perpendiculaire de même à ma propre rue. Dans mon demi sommeil, je suis sa course vers Tlemcen ; elle passe chez Santoncha, chez Rostaing, le bruit s’éloigne et s’éteint vers chez Fabre et je me réveille tout à fait… à Annecy (-le-Vieux) non à Turenne (enfant). Je suis certain que d’autres parmi vous avez été surpris par la même illusion, même si vous vous trouvez aujourd’hui mieux installés, dans un site plus beau.
La première voiture automobile a traversé Turenne vers 1907. Je m’explique mal cette date. Oujda est occupé le 29 mars 1907 par les troupes françaises venues de Tlemcen, Casablanca l’est le 7 août suivant par des troupes venues d’Oran par mer mais Taza, verrou entre les deux Maroc, oriental et occidental, ne sera tenu qu’en mai 1914. Le premier travail des soldats du Génie était bien de construire les routes carrossables qui facilitent les mouvements militaires mais encore faut-il que le pays soit occupé. On voit mal comment et où a pu passer cet audacieux automobiliste. Le fait est là pourtant et mon père nous a raconté souvent et dans les mêmes termes son souvenir. Il avait dix ans. Une voiture sans chevaux est annoncée, venant de l’ouest, du Maroc. Tous les garnements du village se postent au bout de la ligne droite, au-dessus de Barbata, d’où la vue porte loin, jusqu’aux deux collines-mamelles de Lalla-Marnia et aux montagnes des Beni-Snassen au-delà de la frontière. On aperçoit plus près, au second plan, le tournant de la Maison cantonnière au-delà de laquelle se perdent les lacets de Tameksalet. On attend, des heures durant. Soudain, une poussière s’élève au loin. On guette. Le nuage approche de la maison cantonnière. Une chose noire apparaît dans le tournant soulevant une poussière qui avance. On se met à courir vers le village, cinq minutes de course effrénée pour être le premier à crier aux premières maisons : «La voilà ! la voilà»
Mon père, l’un des plus petits mais non des derniers gardait de cet événement un souvenir à la fois exalté et cuisant car on courait pieds-nus et, enragé à ne pas se laisser distancer il ne vit pas sur le chemin une pierre déchaussée qu’il heurta violemment de l’orteil. Il finit à cloche pied en hurlant mais la voiture n’arriva qu’après lui à l’Hôtel des Trois Platanes.
La Source Folle N° 9 – Septembre 1990