De jeunes nègres nous entourent et s'emparent de nos chevaux. — Des Arabes, qui me parurent des officiers de distinction, se présentent à nous et, de la main, me montrent Abd-el-Kader, accroupi sur la terre nue, à l'ombre d'un figuier — Tout surpris de me trouver en présence du Sultan, je demande à me retirer derrière une haie d'oliviers, là, devant nous, pour me remettre un peu et prendre les lettres de mon évêque.
Mais déjà Abd-el-Kader m'avait aperçu — il m'envoya sur-le-champ son secrétaire, à qui je donnai les dépêches dont j'étais porteur. Je lui dis que j'attendais, pour me présenter, les ordres de son maître. Deux minutes après, ce même secrétaire vint m'avertir que le Sultan était prêt à me recevoir. Il était à la même place et dans l'attitude où je l'avais vu et arrivant. Il ne se leva pas, me salua très gracieuse ment et me fit signe de m'asseoir sur un modeste tapis étendu à ses côtés.
Ce chef redouté était vêtu comme un simple cheik — un haïk ordinaire, un burnous blanc et une corde er poil de chameau, roulée autour de sa tête, formaient tout son costume. Point d'armes, point de poignard, point de pistolets à sa ceinture; nul appareil guerrier, aucune espèce de cour, comme j'en avais remarqué autour de son Kalifat, lors du premier échange des prisonniers, ne distinguait le souverain des Arabes.
Il peut avoir trente-cinq ans — sa taille est moyenne — sa physionomie, sans être héroïque, a de la majesté ; son visage est ovale, ses traits réguliers, sa barbe claire et d'un châtain foncé, son teint blanc ou plutôt pâle, quoique un peu bruni par le soleil-ses yeux, d'un gris bleu, sont beaux et très expressifs. Silencieux, il a le regard pensif et presque timide — mais, s'il parle, sa prunelle s'anime par degrés et bientôt étincelle — au seul mot de religion, ses yeux s'abaissent et s'élèvent gravement vers le ciel, à la manière d'un inspiré. Il est d'ailleurs simple dans ses manières et paraît même embarrassé de sa grandeur. Ce n'a pas été pour moi une légère surprise de voir cet austère personnage rire avec un entier abandon, quand la conversation prenait un caractère plus familier. Si je ne me trompe, l'amitié avec ses doux épanchements doit être un besoin pour son cœur — Ma vue parut aussi fixer l'attention d'Abd-el-Kader. — Depuis longtemps, il désirait connaître un prêtre catholique, et j'étais le premier qui s'offrait à ses regards. Après quelques compliments échangés, il me pria de lui faire lire par mon interprète, les lettres de Monseigneur— il en fut enchanté et me témoigna sa vive satisfaction. Comme nous, il admirait, dit-il, la charité de notre évêque :
« Je sais tout, ajoutait-il avec vivacité, je sais tout ce qu'il a fait pour l'Algérie, et j'ai une grande vénération pour sa personne. » Je lui parlai du bonheur qu'avait eu le Prélat en contribuant à l'échange des prisonniers - mais ce bonheur, ajoutai-je, ne sera parfait qu'après que tu nous auras rendu tous nos captifs. Il en reste encore cinquante-six en ton pouvoir, et je viens les réclamer de la part du Baba-el-Kébir (l'évêque). À ces mots, je lui présentai la liste officielle des noms que notre armée avait trouvés inscrits sur les murs de Mascara. Abd-el-Kader, après un instant de réflexion, me déclara qu'il ne pouvait accéder aux vœux de mon évêque, tant que nous n'aurions pas rendu, de notre côté, tous les Arabes, sans exception, qui étaient encore au pouvoir de la France. Je lui répondis que telles n'étaient point les conditions de 1 échange convenu entre Monseigneur et le Kalifat — qu'en s'engageant à lui renvoyer les Arabes auxquels le gouvernement français jugerait à propos d’accorder la liberté, l'évêque n'avait nullement promis de briser les fers de ceux qui, pour des délits passibles de nos lois, ou pour des raisons d'État, ne pouvaient être délivrés.
J'insistai pour lui faire bien comprendre que Monseigneur ne se mêlait pas de politique; qu'il n'avait suivi, dans cet échange, que les mouvements de la charité chrétienne qui dévore son cœur; qu'il avait fait et qu'il ferait encore tout ce qui dépendrait de lui pour 1a mise en liberté des Arabes, et qu'à l'appui de Ge que je disais, j'étais heureux de lui annoncer la délivrance de huit nouveaux prisonniers que je venais de reconduire à leurs tribus et parmi lesquels se trouvait un chef important-, nommément réclamé par Ben-Salem. Toutes les conditions du traité ayant été fidèlement remplies par l'évêque, c'était à la loyauté du sultan à tenir les engagements de son kali, at.
« — Mais tu me promets, reprit-il, que ton Maître et Seigneur fera de nouvelles démarches en faveur de quatre Arabes auxquels je tiens beaucoup et d'un chef qui est en France parmi les forçats.
Pour ce dernier. Monseigneur a déjà sollicité sa grâce auprès du roi - quant aux autres, je t'assure qu'il ne tiendra pas à mon maître que tu ne les revoies bientôt.
Alors le Sultan prit un ton grave et me dit : « Tes prisonniers te seront rendus. — Quand ? Lui dis-je avec anxiété. — Dès aujourd'hui. Je vais donner ordre à un de mes cheiks de les conduire à Oran, dont ils ne sont éloignés que de douze heures de marche.»
Je remerciai Abd-el-Kader, je ne sais trop comment, et je lui demandai si je serais assez heureux pour rejoindre mes compatriotes et m'en retourner avec eux par Oran. Il me dit en souriant que la prudence s'y opposait. — Sans doute, il craignait qu'après avoir traversé une grande partie de ses États, vu ses forces et apprécié l'esprit des populations, j'en instruisisse le chef de l'armée française. — Il est certain pourtant que, s'il eût consenti à me laisser partir pour Oran, je lui aurais promis de ne rien révéler et j'aurais tenu parole. Mais je n'insistai pas - j'étais si heureux – le but de mon voyage était atteint.
Cette importante affaire terminée, le Sultan me dit, en montrant le Christ qu'il voyait briller sur ma poitrine : «C'est l'image de Sidi-Aïssa ?
« — Oui, c'est l'image de Jésus-Christ, notre Dieu.
—Qu'est-ce que Jésus-Christ ?
—C'est le verbe de Dieu.»
—Et, après un moment de silence, j'ajoutai : « Et ce verbe s'est fait homme pour sauver le monde; car notre Dieu est aussi bien le père des musulmans que des chrétiens. — Quel est le ministère des prêtres catholiques ! — Tu as pu le savoir, surtout depuis qu'il y a un Évêque à Alger : leur ministère est de continuer, ici-bas, la mission de Jésus-Christ, de faire du bien à tous les hommes, que nous regardons comme nos frères quelle que soit leur religion.
- Puisque ta religion est si belle, si bienfaisante, pourquoi tous les Français ne l'observent-ils pas ? — Tu vas répondre toi-même : à tes yeux, l'islamisme est aussi bon ; pourquoi tous les musulmans « ne l'observent-ils pas ? »
Il leva les mains et les yeux au ciel, et, après un instant de silence, il me demanda à continuer ses questions sur le christianisme. Je lui répondis qu'en cela il me ferait le plus grand plaisir. Mais aussitôt mon interprète s'excusa et nous dit qu'étant peu versé dans les matières que nous traitions, il' lui serait impossible de se faire entendre en nous les traduisant.
Ainsi se termina, à mon grand dépit, notre entretien sur la religion.
Je suis persuadé qu'Abd-el-Kader partageait mes regrets. Je fis alors apporter les présents que Monseigneur envoyait comme une espèce de rançon pour nos prisonniers. «Je les reçois, me dit-il, parce que c'est ton Évêque qui les offre — je ne les aurais pas reçus d'un autre. »
J'entamai alors un autre sujet non moins important. «Mon maître, lui dis-je, t'a demandé une grâce dans sa lettre; je pense qu'elle lui sera accordée-si, dans la suite, d'autres Français, d'autres catholiques deviennent tes prisonniers, pourra-t-il, évêque et pasteur, envoyer un prêtre à ses pauvres brebis, afin de les consoler et de les soutenir dans leur captivité ?
—Il le pourra.
—En autorisant ce prêtre à séjourner parmi tes sujets, il faudra aussi que lu lui permettes de recevoir les secours qu'on lui enverra d'Alger, pour subvenir aux besoins temporels de ses frères – de plus, il devra être libre de correspondre avec ses amis et les parents des prisonniers, à la condition « très juste et très naturelle de montrer, ou à toi, ou au chef qu'il te plaira de désigner, toutes les lettres qu'il écrirait ou qui lui seront adressées. Je n'ai pas besoin de te dire que ce prêtre pourra, sous ta puissante protection, exercer son ministère dans toute son étendue, comme s'il était dans un pays catholique.»
Il me répondit fort gracieusement qu'il souscrivait à toutes ces demandes.
«Eh bien ! Lui dis-je, tu vas l'écrire de ta propre main à mon maître; compte qu'en le faisant, tu rempliras son cœur de la joie la plus vive. — Je le ferai.»
Et il l'a fait. Voici sa lettre :
«De la part de notre Maître et Seigneur, l'Émir des croyants, le sultan Seïd-Had, Abd-el-Kader, que Dieu le protège ! Au sublime et très illustre, parmi les plus pieux des chrétiens, Antoine, que le Très Haut guide toujours dans la voie du salut et des bienfaits!»
Salut à vous !
Votre Kalifat (vicaire), ainsi que votre interprète, « sont arrivés auprès de nous, et, en votre considération, nous les avons accueillis selon qu'il convenait. Ils nous ont apporté les présents que vous nous avez adressés; nous les avons acceptés, parce qu'ils nous étaient offerts par vous : il n'en eût pas été ainsi, s'ils eussent été envoyés de la part de tout autre. Mais vous, vous nous avez apprécié, vous avez été à môme de nous bien connaitre, et vous nous aimez. Nous demandons instamment à Dieu qu'il vous aide dans tout ce que vous entreprendrez ; qu'il vous guide toujours dans la voie du salut. - Vous nous avez demandé s'il nous serait agréable que vous envoyassiez un de vos prêtres auprès des prisonniers Français, dans le cas où le nombre en viendrait encore à s'accroître à l'avenir. Nous acceptons volontiers cette proposition, et nous accueillerons avec plaisir celui que vous enverrez, «s'il plaît à Dieu.
Si vous avez à nous adresser quelques demandes, sur n'importe quel sujet, nous vous informons que notre kalifat Sidi-Mohammed-Ben-Allah a qualité « pour nous représenter.
Nous avons confiance parfaite en vous ; nous comptons sur votre promesse de nous remettre bientôt Mahammet-Ben-el-Mokhtar, ainsi que ceux qui restent. Leurs familles, leurs enfants les attendent avec la plus vive anxiété- ils ne cessent de demander à Dieu que le moment de leur réunion ne se diffère point…
Il est resté à Oran quatre prisonniers ; nous comptons sur leur mise en liberté, et cela, pour deux raisons excellentes : d'abord, parce que vous nous l'avez promis, et ensuite, parce que ce sera pour vous une occasion d'accomplir un nouvel acte d'humanité et de piété.
Salut.
«En date du vendredi matin, le 29 rabii tané, de l'année 1257 (19 juin 1841).»
Un instant après, le Modzzin appela les Musulmans à la prière ; car ils prient aussi régulièrement dans les camps que dans les mosquées.
Les chefs formèrent un groupe à part ; le Marabout ou Iman vint se placer au centre, et les saluts, prosternations et autres cérémonies prescrites par leur culte, s'exécutèrent avec le plus grand accord et le recueillement le plus profond. Cet exercice qu'ils répètent plus ou moins souvent dans le jour, selon leurs fêtes, ne dure guère qu'un petit quart d'heure. Ils avaient fini, que je récitais encore mon bréviaire. Pour ne pas me troubler, ils gardèrent autour de moi un religieux silence, jusqu'à ce que j'eusse terminé mon office. Alors, le secrétaire du Sultan, qui est lui-même Marabout, me dit : «Tu pries plus longuement que nous. Cela doit être ; les devoirs du prêtre sont multiples et difficiles à remplir. Il doit beaucoup prier, s'il ne veut pas être infidèle. »
Après quelques autres réponses à des questions qui me furent adressées sur Jésus-Christ, sur la Sainte Vierge, etc., et dont la solution fut écoutée avec respect, chacun retourna à son poste.
Avant mon départ, il me fut donné d'obtenir du généreux Émir qu'il fit partir, sur-le-champ, un courrier, allant annoncer aux cinquante-six prisonniers, qu'ils étaient libres.
- Sur l'heure — le courrier partit ; — quand j'arrivai à Alger — je trouvai libres et mille fois reconnaissants, nos adorables soldats, qui tous me furent présentés par le vaillant général duc d'Aumale.
—Tous vinrent me serrer la main avec effusion. — De ma vie, je n'oublierai les sentiments de joie que j'éprouvai en retrouvant, à Alger, ces-généreux soldats — auxquels il m'avait été donné de sauver la vie et de briser les chaînes
—Enfin Abd-el-Kader me quitta en disant : «Nous nous reverrons. » Son secrétaire ajouta qu'il allait mander auprès de nous l’interprète du Sultan : «Tu pourras alors parler plus librement avec mon maître, de son côté, il a besoin de te parler à cœur ouvert.
À demain.»
Dans la soirée, je revis Abd-el-Kader. Il m'invita à monter à cheval et à me rendre avec des guides dans un joli vallon, situé à une lieue du camp, auprès d'une petite rivière, sur les bords de laquelle je devais passer la nuit. Lui-même, avec son armée, viendrait m'y rejoindre dans une heure. Ayant de -partir, je détachai quelques feuilles du figuier, sous lequel j'avais été reçu par le Sultan. Je cueillis aussi une touffe de petites fleurs des champs, que j'emportai comme souvenir de ces lieux.
Arrivé sur les bords du Tsernif, petite rivière qui m'avait été désignée, et qui donne son nom à la vallée qu'elle arrosé, j'y trouvai des restes de thermes avec d'anciennes ruines. Une heure après, Abd-el-Kader nous rejoignit avec son armée. Quelle armée? quinze ou dix-huit cents cavaliers, marchant en masse et dans le plus grand désordre — des chiaous, espèce d'officiers subalternes, les dirigeaient à coups de bâton. Le Sultan était à leur tête, caracolant fièrement sur un superbe cheval noir. Il était suivi d'un cavalier qui portait son drapeau, sorte de petit guidon de couleur bleu foncé, avec une main rouge au milieu. 'Toute la troupe défila devant moi en exécutant une fantasia ou évolution, pure ostentation, je pense, de la part d'Abd-el-Kader ; et, franchement, il n'y avait pas de quoi en tirer vanité.
Le soir, on nous amena un gros bélier pour souper. Après qu'on l'eut tué et écorché sous nos yeux, on m'en offrit la peau par honneur; puis, un gros bâton fut passé à travers le corps, et de vigoureux Arabes, servant de tournebroche, prirent le bâton par les deux bouts et firent rôtir, sur un grand feu, l'animal tout entier. À peine était-il grillé qu'on m'invita à en arracher un lambeau avec les doigts pour voir s'il était assez cuit. Je m'excusai dans la crainte de me brûler. Un des Bédouins, voulant sans doute faire preuve de force et d'adresse, prend le bâton par un bout et, après l'avoir agité en l'air, fait rouler le mouton à nos pieds sur la terre nue, qui nous servait de table. Les Arabes n'en ont pas d'autres. Et nous, d'arracher chacun de notre côté, avec les doigts, un morceau de notre singulier rôti car vous savez que ces tribus ne se servent jamais de couteaux, ni de fourchettes.
Pour ne pas trop me brûler, je saisis le manche d'un gigot que Je tirai fortement et le détachai ainsi du corps. Il pesait au moins trois ou quatre livres. J'imagine que cette fois, je fis un repas splendide — aussi était-ce un vrai festin royal. Le Sultan y ajouta des rayons d'un excellent miel. Le banquet fut terminé par la prière du soir, que je fis au milieu des Musulmans, et nous nous couchâmes à l'endroit même, autour du foyer qui venait d'éclairer notre repas.
Le lendemain, le jour à peine commençait à poindre, qu'un Arabe vint nous éveiller à la hâte : «Vite, vite à cheval, nous dit-il tout effaré, voilà les Roumis (les Chrétiens). » C'était, en effet, l'armée du général Bugeaud qui s'était emparé, pendant la nuit, du camp qu'Abd-el-Kader, inspiré par son bon ou son mauvais génie, avait quitté la veille, et dont nous n'étions éloignés que d'une heure de marche.
La frayeur de l'Émir fut si grande, qu'à peine monté à cheval, il m'appela auprès de lui, me remit précipitamment les lettres qu'il avait écrites pour Monseigneur et pour son Kalifat et me dit de partir en toute hâte. Lui-même prit aussitôt la fuite avec ses cavaliers, dans le plus grand désordre ; leur retraite ressemblait à une véritable déroute.
De notre côté, nous nous hâtâmes de partir, — et je ne revis plus Abd-el-Kader. Ce jour-là, nous fîmes plus de vingt lieues; — partout, sur notre passage, nous rencontrons des Arabes, jeunes et vieux, qui, tous, nous disaient : Nous partons pour la guerre sainte.
Nous ne tardâmes pas à rencontrer une rivière dont j'ignore le nom; — ses ondes rafraîchissantes nous furent d'un grand secours, car nous mourions de soif. Il paraîtrait qu'au temps de la civilisation chrétienne, cette rivière arrosait et fertilisait le pays, par le moyen de beaux canaux dont on voit encore facilement la trace.
Nous couchâmes la nuit suivante chez l'Agha Ben-Aratch. Il était onze heures du soir quand nous mîmes le pied sous sa tente. Nous étions harassés de fatigue
Ce fut dans ce lien retiré du désert qu'il se passa un fait que je n'oublierai jamais. — Le lendemain, nous repartions à cinq heures du matin, quand, passant près d'un douar, un jeune homme s'élança de sa cabane et courut après nous, en criant en bon français ; « Bonjour! Bonjour! Messieurs,»
Je m'arrête, et le regarde fixement.
Il se met à rougir et baisse les yeux vers la terre. — Vous n'êtes pas Arabo, dis-je au jeune étranger avec un pressentiment sinistre.
— Non, répondit-il, en versant des larmes brûlantes, je suis Français.
Pauvre enfant, à ses larmes, je compris ses malheurs : c'était un renégat. — Le pauvre enfant, dans un moment d'égarement, avait abjuré sa foi ; il s'était fait musulman.
Les larmes qui coulaient à flots de ses yeux me disaient assez qu'il était malheureux et qu'il regrettait sa faiblesse.
Je descendis de ma monture, et, m'approchant de lui, je le serrai contre mon cœur avec effusion et amour. — Pauvre brebis égarée, il voulut me faire l'aveu de son apostasie ; — alors, tombant à mes genoux : » 0 mon père, s'écria-t-il, — avec un accent de douleur indicible, — 0 mon père, je ne suis pas digne de m'approcher du prêtre de ma jeunesse; j'ai renié mon baptême ; — je me suis fait musulman !... » et ses larmes coulaient avec abondance.
Quand il m'eut fait cet aveu, il lui semblait qu'il avait de moins une montagne sur les épaules – tant la confidence de nos égarements est naturelle à l'homme, — tant l'homme qui, chrétien, renonce aux suavités de l'épanchement, de la confidence de son cœur dans le cœur d'un ami, se prive d'un grand bonheur! (1).
(1) M. l'abbé Suchet fait ici allusion au sacrement de la religion chrétienne, la confession. Ce sacrement, que le fondateur du Christianisme, Jésus-Christ, a institué pour aider l'homme à se maintenir vertueux, ce sacrement est tout à fait selon la nature des choses et les besoins Je l'homme. La confidence d'un secret d'un chagrin, d'un malheur, quand nous rencontrons un cœur ami, capable de nous écouter, cette confidence est un baume qui adoucit nos chagrins. — En cela, le divin fondateur de la religion, en instituant la confession, nous a laissé le remède le plus doux à nos chagrins et à nos peines. (Chateaubriand, Génie du Christianisme, tome Ier).
Je relevai le pauvre enfant prodigue ;je le conduisis sous un massif d'orangers, — où, agenouillé devant Dieu, témoin de sa douleur, il acheva de me faire sacramentellement la confession de ses fautes.
Quand il se releva, tout était fini; — l'apostat malheureux était redevenu chrétien et heureux. — Je lui donnai une médaille de la sainte Vierge qu'il suspendit à son cou; — aux larmes de joie qui brillaient alors dans ses yeux, il était facile de comprendre son bonheur.
Par ce fait authentique, écrivains peu clairvoyants, qui ne comprenez pas le beau côté des institutions chrétiennes, apprenez que tout dans la religion n'est que bonté et amour. -— Vous qui cherchez à éloigner les hommes des pratiques religieuses, vous les privez d'abord d'une grande consolation, et un jour vous aurez à répondre de vos impiétés devant Dieu.
Je quittai ce pauvre enfant qui me bénit mille et mille fois. Que la bonté de Dieu et de la glorieuse Vierge Marie le maintienne dans la bonne voie où il m'a été donné de le placer.
Nous abandonnâmes ces lieux de doux souvenirs et nous nous dirigeâmes à grandes journées vers les plaines baignées par le Chélif.
Nous étions réunis dans la plaine, à quelques lieues de Blidah seulement, où commandait le général Bedeau, quand, près de toucher au terme de mon long voyage, je courus un affreux danger.
Seul avec mon guide, je me dirigeais tout joyeux vers la ville dont j'apercevais Les tourelles, quand tout à coup je vois accourir six Bédouins qui sortent d'un profond ravin, armés jusqu'aux dents, en costume de brigands.
Je recommande mon âme à Dieu; — j'invoque la glorieuse Vierge Marie…
Les six brigands abaissent leurs six fusils et me couchent en joue. ..
C'en est fait de moi, — quand une inspiration me vient, — Je me précipite vers les assassins et, prompt –comme l'éclair, je présente les lettres d'Abd-el-Kader, — en m'écriant : « —Marabout des roumis et iman d'Abd-el-Kader.»
Soudain les fusils se relèvent, — les brigands s'enfuient; — Je suis sauvé !.
Quelques instants après, j'étais dans l'église de Blidah, rendant grâces à Dieu de sa protection visible. — J'allai suspendre à l'autel de la Vierge Marie, l'iman de l'Émir, lequel m'avait sauvé la vie. — La semaine suivante, j'étais à Alger, et j'embrassais dans cette ville, le capitaine Morissot, qui venait d'arriver avec ses cinquante-cinq compagnons de captivité, auxquels j'avais brisé les fers.
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