Tous les Français d'Algérie honorent aujourd'hui la mémoire du commandeur des croyants, guerrier et philosophe, précurseur de l'union franco-musulmane ».
M. Georges DUHAMEL
C'est au tour de M. Georges Duhamel d'apporter le tribut de son talent.
M Georges Duhamel voit dans l'inauguration du monument de Cacherou non pas un acte politique mais un acte de civilisation véritable et de haute importance humaine.
L’écrivain rappelle que le monde a reçu de l'Orient arabe des « notions illuminantes » dans l'ordre des sciences et des arts. Puis il déclare :
Il est bon de penser que le grand Abd-el-Kader, ayant compris le rôle éminent de la France dans l'aventure de civilisation moderne qu’on dit encore occidentale et qu’il conviendrait dès maintenant de dire mondiale, vouait à la France un généreux resspect. Il est beau de penser que la France rend aujourd’hui un hommage éclatant à celui qui sut être un adversaire mais non pas un contempteur qui sut être un guerrier mais aussi un chevalier loyal mais encore un génie clairvoyant ».
M. Duhamel montre alors que chaque collectivité est toujours inspirée et conseillée par une notion capitale et il dit :
En un monde abandonné à la haine et à la vengeance, la France montre un visage de générosité, de fraternité ; c'est une institutrice de sagesse et d'indépendance.
« Nulle autre nation n’est mieux que la France, délivrée des passions raciales, des préjugés de secte ou de classe. C'est bien pourquoi je le répète, elle est désignée pour instruire et conseiller une assemblée de nations »
Le Gouverneur Naegelen
Usant d'une très belle parabole, le Gouverneur général déclare que cette journée à Cacherou lui laisse cette impression que doit ressentir un voyageur fatigué quand le temps s’éclaircissant, permet de voir à la fois le chemin parcouru et celui qui reste à faire.
Il parle d'Abd-el-Kader comme d’un homme d’une grande bravoure, organisateur incomparable. Rien n'est mesquin en lui. dit-il. Et
Il se résume en citant Pascal : « Dans une grande âme, tout est grand ».
M. Naegelen explique alors qu’Abd-el-Kader avait ce qu'il appelle l'étincelle prophétique.
-Car les faits historiques sont là indéniables. Que, dès 1839, l'Émir, alors au faite de la gloire. après des succès militaires et diplomatiques dont tout autre eut été grisé, ait proposé sans équivoque au Roi de France «l'union des deux pays pour n'en faire qu'un seul »; que treize ans plus tard le même homme, vaincu et exilé de sa terre natale ait sollicité et obtenu du Prince-Président l'honneur de participer, en tant que citoyen de France au plébiscite qu'en 1860 toujours exilé mais cette fois en terre d'Islam, il ait, risquant sa vie, arboré notre drapeau et sauvé des milliers de Chrétiens et de Français : qu'après notre douloureuse défaite de
1870 Il soit encore resté fidèle à notre pays: ces témoignages renouvelés révèlent en lui une continuité de pensée et de sentiment que seules peuvent expliquer une préscience miraculeuse des affinités de l'Islam et de la France et une vision prophétique de l'avenir de l'Algérie. »
Le Gouverneur général montre ensuite que l'Émir était en politique comme en religion - sa tolérance ne lui permit jamais une parole blessante à l'égard d'un chrétien - en avance sur son temps. Et il donne en symbole la présence, près du monument de Cacherou, de l'Émir Sehel petit-fils d'Abd-el-Kader et de Raymond d'Ortes, petit-neveu de son adversaire Bugeaud.
Il conclut par ces mots:
L'admiration est un sentiment qui exalte l'âme, qui l'enrichit, qui lui donne des forces nouvelles. La mémoire d'un grand homme tel que l'Emir Abd-el-Kader est une richesse morale que chacun de nous peut acquérir s'il fait le serment de s'en inspirer. Faisons donc tous ce serment. Nous serons alors mieux armés pour travailler d'un seul cœur à construire l'Algérie unie fervente et prospère que l'Émir Abd-el-Kader avait rêvée ».
Applaudissements, acclamations, « you-you « des femmes musulmanes, salves de fusils succèdent aux dernières paroles du représentant de la France; et M. Hadj Sadok, chef de cabinet adjoint du Gouverneur, traduit en arabe l'allocution de ce dernier.
Le ministre et sa suite visitent la ferme puis assistent A une fantasia au cours de laquelle les cavaliers rivalisent de vitesse et de sang-froid.
Un geste historique
Une diffa est offerte aux hôtes du jour par les familles Chergui et Boutaleb. Dans toute la campagne il n’est pas un visiteur qui soit oublié. Six cents moutons ont été sacrifiés et les agapes seront fraternelles. Dans une des allées de la ferme, autorités et personnalités sont réunies qui, avec les notabilités musulmanes des régions les plus diverses de l'Afrique du Nord partageront la chorba, le feuilleté, le méchoui et le couscous.
Mais il y a aussi le champagne. C’est au moment où il est servi que M. Chergui délégué à l'Assemblé algérienne et descendant de l'Émir s'approche d'un micro enrubanné de tricolore pour dire au ministre :
Vous venez en ce jour mémorable, illustrer officiellement en ce lieu la fraternisation franco-musulmane scellée sur les champs de batailles, sur les bancs des écoles, dans les amphithéâtres de non facultés.
Et poursuivant :
Vous avez tenu, et ce geste marquera l’histoire de l’Algérie, à montrer que la France n’admet aucune équivoque en rendant un solennel hommage à celui qui fut d’abord un adversaire loyal puis son ami fidèle à celui enfin qui sut léguer à sa descendance l’amour de la France.
Et c’est le douloureux tribut payé par les descendants de l’Émir dans les rangs de l’armée française que M. Chergui termine par l’éloge du Gouverneur.
Malgré les pierres du chemin vous allez de l’avant, mains tendues et généreux envers tous. Vous avez répondu à la confiance de la Patrie et fait triompher sa cause par la conquête des cœurs. Honneur à vous.
L’assistance s'est levée. M. Naegelen embrasse M. Chergui et le remercie.
Paroles de sagesse et d'espérance
M. Chekkal Daho promoteur du rassemblement extraordinaire de ce jour, prend à son tour la parole.
Du haut de cet âpre plateau historique où se trempa l’âme du jeune Abd-el-Kader, c’est la leçon la plus profonde qui se dégagera à l’usage des siècles et des générations futures. Désormais, l’esprit souffle en ce lieu et ce monument, élevé à la mémoire d’un homme qui fut grand, symbolisera la collaboration féconde de ceux qui ont su oublier pour s’unir, travailler, souffrir, créer et vaincre ensemble.
Pour M. Saïah, président de l’Assemblée algérienne, c’est une des plus belles pages d’histoire que la France magnanime vient d’écrire :
Musulmans et Français, s’écrie-t-il, réunis aujourd’hui dans la même communion d’idées, peuvent être fiers de leur passé et aussi de leur avenir, car ce ne sont plus maintenant que de bons Français.
Traites à l’Algérie
Je me rappelle, dit à son tour le Gouverneur, la parole d’un homme politique qui s’apprêtant à répondre à son adversaire, disait : « déjà je vais parler et je voudrais encore écouter ».
Il n’est pas possible que se perdent, poursuit-il, les grands enseignements de la journée d’aujourd’hui.
Et le ministre stigmatise en termes énergiques le geste coupable de quelques exaltés, « qui ont simplement démontré qu’ils étaient des traitres à l’Algérie ».
C’est l’homme, c’est Naegelen qui vous dit merci de la journée que vous lui avez donnée, de l’espérance que vous avez fait naitre en lui. Il croit en l’Algérie, mais dans les moments où la fatigue se fait sentir, un cordial est toujours réconfortant. Ce cordial vous le lui avez donné aujourd’hui ».
De chaleureux applaudissements ont salué chacune de ces allocutions. L’instant est à la joie, mais il faut partir, car Bou-Hanifia attend impatiemment le Gouverneur.
Décorations et investitures
Sur. le perron de l'Hôtel Thermal, le bachagha Benchenane Tayeb et l'agha Bentama Ahmed sont faits officiers de la Légion d’honneur: le secrétaire de commune mixte Ben Drira Habib, le caïd Chabane Abdelaziz et Gotni Benaïssa sont faits chevaliers. On assiste ensuite à l'investiture des caïds Benchenane Tayeb, Benchenane Fodil, Akiki Djilali, Kadi Mohammed, élevés à la dignité de bachaghas; et des caïds Benchenane Benamar, Bentama Ahmed, Moudeber Abdelkader, promus aghas.
Après avoir magnifié l'œuvre réalisée en Algérie par le Gouverneur général, M. Cuq, conseiller général, exprime les désirs des populations qu'il représente, portant notamment sur la question de l'eau et l'érection du centre en station climatique.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France