ABD-EL-KADER EST A TOULON!!!
C'est le nom qui existe dans toutes les bouches; c'est le mot qui remplace la nouvelle de la mort de Mme Adélaïde, sœur bien-aimée et tant regrettée par son auguste frère, le Roi.
Le 31 décembre Mme Adélaïde est morte !
Voici la conquête de la mort sur la vie.
Le 29 décembre Abd-el-Kader arrive à Toulon!
Voici la conquête de la force sur la faiblesse.
Avant d'aller plus loin, récapitulons les faits, et disons combien cette année sera marquée au coin de toute sorte de désastres, de toute espèce de crimes, de tout genre de malheurs.
Année fatale, pour laquelle Dieu lança sa foudre vengeresse, et que les riches aussi bien que les pauvres ne sauraient oublier, non plus que les grands du royaume et le paisible laboureur,
Cette année-là vient de passer, tout habillée de noir et doublée de crêpes funèbres; disons-lui notre adieu, sonnons les cloches pour son trépas, et saluons l'année nouvelle qui nous promet la paix et l'abondance; saluons l'année nouvelle qui revêt la robe de satin blanc et qui se couronne de lauriers.
Saluons 1848, qui commence par une conquête.
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Une dépêche télégraphique de Monseigneur le duc d'Aumale, datée du camp de Nemours, le 25 décembre, annonce la soumission d'Abd-el-Kader. Battu par les Marocains, abandonné de la plupart des siens alliés, il cherchait à gagner le sud par le pays des Benisnassen ; mais, cerné de ce côté par notre cavalerie, il s'est rendu.
Monseigneur le duc d'Aumale, qui l'a reçu dans le camp de Nemours, l'a conduit sur-le-champ à Oran, où il a été embarqué pour Toulon sur le bâtiment l'Asmodée, accompagné du colonel Beaufort, aide de camp du prince.
La note suivante, provenant d'un officier de l'armée d'Afrique, contient quelques détails sur le reddition d'Abd-el-Kader.
Je les transcris textuellement.
Ils offriront à coup sûr un grand intérêt, surtout si l'on veut bien remarquer que c'est la dernière scène d'un drame vraiment romanesque.
Mais, pour pouvoir bien remémorer toutes ses phases, racontons succinctement les principaux événements d'Afrique; redisons à ceux qui le savent, et apprenons à ceux qui pourraient encore l'ignorer, ce que c'est que le chef Abd-el-Kader.
Quel est aujourd'hui celui d'entre nous qui n'a point un frère, un époux, un ami, sous le ciel toujours bleu de ce beau climat d'Afrique?
Je raconte :
De tous les marabouts ou saints adorés par les Musulmans, il n'en est peut-être pas de plus célèbre que Sidi-Abd-el-Kader, connu dans l'ouest de l'Algérie sous le nom de Mouleï Abd-el-Kader. Partout, dans la province d'Oran, s'élèvent des goubba, petits monuments de forme carrée, surmontés d'un dôme, que nos soldats appellent marabouts, les confondant ainsi avec le caractère des individus auxquels ils sont consacrés, construits en l'honneur de Mouleï Abd-el-Kader. Ce grand saint, tout-à-fait digne de la considération universelle dont il jouit, si nous ajoutons foi aux légendes qui le concernent, a reçu le surnom de Sultan des hommes parfaits : il voit tout, il entend tout, est partout, semblable au Solitaire de M. d'Arlincourt ; mais on ne le voit jamais. On sait qu'il vit dans l'espace compris entre le troisième et le quatrième ciel; mais les Arabes ignorent quelle forme il a revêtue depuis le jour où des anges sont venus l'enlever sur son lit de mort pour le conduire dans sa nouvelle demeure.
Le marabout Mouleï Abd-el-Kader était né à Bagdad, et les sept goubba dômes dorés qui ont été élevées dans cette ville à sa mémoire reçoivent chaque année la visite d'un grand nombre de pèlerins.
En 1828, Abd-el-Kader s'étant rendu à Bagdad avec son père Mahi-ed-Din, priait dans une de ces chapelles consacrées à Mouleï Abd-el-Kader.
Tout-à-coup le marabout entra dans la chapelle sous la forme d'un nègre, et tenant à la main trois oranges :
— Où est le sultan de l'Ouest ? demanda-t-il à Mahi-ed-Din ; ces oranges sont pour lui.
— Nous n'avons pas de sultan parmi nous, répondit Mahi-ed-Din.
— Tu te trompes ! lui dit le marabout. Le règne des Turcs va finir en Algérie, et ton fils Hadj-Abd-el-Kader sera le sultan des Arabes.
Quatre années plus tard, en 1832, lorsque les chefs et les marabouts de la province d'Oran se réunirent à Ersebia,dans la province d'Eghrès, pour mettre un terme à leurs dissensions en se donnant un chef, Mouleï apparut à Sidi-el-Arach, marabout centenaire, et engagea avec lui une conversation sur les affaires du temps.
— Pour qui ce trône? s'écria le vieillard en interrompant le marabout, car il venait de voir se dresser un trône devant lui.
— Pour El-Hadj-Abd-el-Kader-Oueld-Mahi-ed-Din ! répondit le marabout.
Aussitôt Sidi-el-Arach monte à cheval avec trois cents cavaliers, et va demander à Sidi-Mahi-ed-Din son second fils, en lui racontant sa vision et la parole de Mouleï Abd-el-Kader. Celui-ci lui accorda son fils sans hésiter, car il avait eu la même vision et la même question ainsi posée dans son rêve ;
— Pour qui ce trône?
— Pour toi ou pour ton fils Abd-el-Kader.
— Si tu acceptes, ton fils mourra ; dans le cas contraire, tu mourras bientôt!
Dans la même journée, El-Hadj-Abd-el-Kader fut proclamé sultan.
Ainsi l'avait voulu le marabout centenaire Tous les Arabes accueillirent l'élu du ciel-
Depuis lors, disent-ils, un seul jour ne s'est point écoulé sans que le marabout ne vienne visiter son protégé, et aucune action importante, aucune attaque n'a été faite sans avoir invoqué la sauvegarde de son homonyme de Bagdad.
Voici l'origine du sultan des Arabes, de l'élu du marabout, du Benjamin de Mahomet le grand prophète.
Tous les Arabes célèbrent ce souvenir par une fête annuelle, appelée fête du fameux marabout Mouleï Abd-el-Kader.
Il me prend le désir de la décrire ici, bien que beaucoup de lecteurs sachent ce qu'est une fantasia.
Je laisse parler le lieutenant T...
Figurez-vous une plaine immense au milieu de laquelle s'élancent environ deux mille Arabes. Les spectateurs assis, debout ou à cheval, forment un vaste carré long qui sert d'hippodrome.
Quand on n'a pas l'habitude de voir accourir droit sur soi, à fond de train, avec des cris sauvages, trois, quatre, six, dix et vingt cavaliers qui vous ajustent avec un fusil étincelant de mille feux, et qui ne s'arrêtent tout court qu'à deux ou trois pas de vous en vous déchargeant dans la figure leur arme menaçante, on éprouve, je l'avoue, un certain saisissement; mais bientôt cette première impression s'efface, la chaleur vous fait monter le sang à la tête, la scintillation des armes vous éblouit, les cris des coureurs, des spectateurs, les hennissements des chevaux, le bruit incessant des détonations vous assourdissent ; vous ne voyez, vous n'entendez plus rien; vous vous sentez entraîné malgré vous vers cette vie sauvage qui doit être .bien difficile à assujettir aux froides exigences de la civilisation ! Lorsque la fantasia doit se terminer, les chefs font un signe; aussitôt cinq ou six hommes s'élancent dans le cercle, que quatre musiciens parcourent en jouant du tam-tam, en poussant des cris inarticulés et en dansant à la manière des ours.
À la fantasia succède la rahba.
Que l'on me pardonne cette dernière description ; ces divertissements complètent merveilleusement une esquisse de mœurs arabes.
La rahba est un jeu pareillement de force et d'adresse.
Deux lutteurs, n'ayant pour tout vêtement qu'un caleçon, s'avancent l'un contre l'autre dans l'arène en se dandinant en mesure, au son d'un abominable instrument, préféré par les Arabes mêmes à nos orchestres militaires, cette espèce de tambour long que les musiciens, je devrais dire les batteurs, portent sur le bras gauche, et contre la peau duquel ils agitent leurs deux mains d'une façon si monotone. Arrivés face à face, ils se regardent, ils s'observent, ils s'épient, ils se visent. Enfin, profitant du moment qui leur semble le plus favorable, ils se retournent brusquement en élevant en l'air la jambe droite de manière que le pied aille frapper leur adversaire sur la nuque. Il leur est défendu de se toucher autrement. Quand ils étendent les mains en avant pour s'éloigner et se garantir mutuellement, ou quand ils se prennent à bras le corps pour se terrasser, on les sépare. Ce jeu est assez dangereux.
Il arrive parfois que le vaincu reste mort sur la place. Ainsi se termine la fête annuelle du fameux marabout Mouleï Abd-el-Kader.
Revenons aux escarmouches des Arabes, jeu plus sérieux, qui coûta tant de braves enfants à la France et fit couler bien des larmes intarissables à leurs veuves, à leurs mères désolées. C'est une chose triste que la gloire soit le synonyme de la mort! Je lis dans : Un Mois en Afrique, publié par M. A. Joanne (je ne crois pas me tromper), que l'histoire d'Oran se lie intimement à celle d'Abd-el-Kader.
Quand les Arabes se révoltaient, et depuis 1830 cela est arrivé chaque jour, les Turcs, qui finissaient toujours par les soumettre, ne leur accordaient aucun quartier. Un jour, Mohammed avait envoyé mille têtes à Alger. Une autre fois, Hassan, redoutant l'influence croissante des marabouts fanatiques que les Arabes regardent comme des saints, s'était décidé à faire périr les plus influents: Sur son ordre, des cavaliers montèrent à cheval et allèrent décapiter dans leurs tribus tous les marabouts qui leur avaient été signalés comme suspects. Ils n'en épargnèrent qu'un seul, le plus célèbre, le plus dangereux, leur chef en quelque sorte, qu'ils amenèrent à Oran avec son fils, devant Hassan, pour qu'il pût en faire justice lui-même. Hassan, après les avoir interrogés, donna l'ordre de les exécuter. Mais sa femme, qui exerçait sur lui un grand empire, demanda et obtint leur grâce. Toutefois, ils restèrent en prison. Un an après leur arrestation seulement, ils furent remis en liberté et ils partirent pour la Mecque.
Ces deux captifs, mis en liberté, se nommaient : Sidi-el-Hadj-Meheddin, le père d'Ab-el-Kader, et Abd-el-Kader.
Ce fut aussi sous les murs de cette ville, où il avait si miraculeusement échappé à la mort, que, plusieurs années après, Abd-el-Kader fit ses premières armes, en 1832.
Pendant la nuit du 2 au 3 mai, des groupes nombreux d'Arabes s'étaient portés du camp de Meheddin sur le caravansérail de la mosquée de Gargantua, où ils avaient attendu le jour.
Prévenus de leur approche, les Français avaient passé la nuit sous les armes, et l'aurore les trouva debout sur les batteries du château neuf. Le lever du soleil fut le prélude du combat.
Au moment où ses premiers rayons frappaient le sommet du minaret, un homme parut, entonnant d'une voix éclatante la profession de foi des Musulmans, qui est aussi leur cri de guerre : aussitôt, et comme si le Dieu de la bataille eût frappé le sol, ce cri, répété de la plaine aux montagnes, fit sortir de toutes parts des combattants. La mosquée et les ruines fournissaient des fantassins, et l’on voyait descendre des collines une nombreuse et mobile cavalerie ; et, suivant l'expression des Arabes, la poudre ayant commencé à parler, en un instant la ville entière fut entourée d’une ceinture de feu.
Déjà les hommes à pied voulaient, après avoir pénétré dans le ravin, se précipiter sur la porte du Marché et l'enfoncer, lorsque des décharges réitérées leur firent perdre contenance et ralentir leur ardeur.
On vit alors un jeune cavalier s'élancer sur les glacis, s'efforçant de rallier les fuyards autour d'un étendard vert qu'il agitait au milieu de la mitraille et des balles; rien ne put le faire reculer, aucun coup ne l'atteignit.
Ce guerrier, rempli de force et de courage, c'était Abd-el-Kader.
Enfin, deux années après, le général Desmichels signait cet onéreux traité de paix avec l'envoyé d'Abd-el-Kader.
Pendant l'espace de seize années, Abd-el-Kader, aidé par son immense courage, soutenu par cette ferme croyance, que ses compagnons partageaient encore tout récemment, qu'il était écrit qu'Alger serait son royaume; Abd-el-Kader a combattu pied à pied les troupes françaises, sans être ému par leur nombre, sans être rebuté par la fatigue, sans redouter la faiblesse des siens, sans craindre la trahison.
Les Arabes le respectaient comme sultan et l'adoraient comme envoyé de Mahomet.
— Allah est grand, que sa volonté soit faite, disait-il aux Marocains, parfois découragés ; en avant! Et les plis de son burnous blanc, flottant au vent de la montagne, ralliaient ses troupes éparses, comme jadis le panache blanc du bon Henri IV ranima le courage chancelant.
Une plume plus hardie, plus complète que la mienne, retracera les faits exacts de la campagne d'Afrique : je les esquisse rapidement pour arriver aux derniers faits qui précèdent et deviennent la conséquence de la soumission du chef arabe.
En 1846, après avoir cherché à mettre en mouvement les tribus du sud de l'Algérie, Abd-el-Kader, épuisé par l'infatigable persévérance de nos colonnes, harcelé et traqué dans toutes les directions, se décida à regagner les montagnes du Maroc, qui longent notre frontière entre Nemours (Djemma-Ghazaouat) et Melillah, place occupée par les Espagnols. Les Kabyles de ces montagnes traitaient avec respect dans leur hôte le représentant de la cause sainte. L'empereur lui-même semblait peu disposé à inquiéter sérieusement l'ex-émir, lorsque celui-ci, poussé sans doute par la fatalité, suscita contre lui successivement l'empereur et les montagnards, en anéantissant un camp régulier dont il tua le chef, puis en massacrant une fraction des Guerara qui lui faisait quelque opposition.
Depuis ces faits, qui datent de quelques mois, l'empereur avait mis en mouvement ses troupes commandées par les princes ses fils, et ordonné des dispositions pour faire prendre les armes aux montagnards. La lenteur de ses préparatifs et l'état avancé de la saison semblaient présager encore de longs délais, lorsque, il y a trois semaines, les affaires prirent tout-à-coup une marche rapide : les troupes se rapprochèrent de la deïra, les contingents se soulevèrent d'une manière désespérée.
Abd-el-Kader alors tenta une démarche d'accommodement. On connaît les détails de l'envoi de Bou-Hamedi à Fez : on sait comment il fut retenu, et comment les deux conditions posées par l'empereur à Abd-el-Kader ne laissaient plus à celui-ci que l'alternative entre le combat ou un assujettissement absolu.
Les dernières nouvelles en étaient restées là ; nous reprenons la suite des faits.
L'ex-émir prit bravement son parti ; et le 11, dans la nuit, il se jeta tête baissée, avec ses hommes de guerre, sur les camps marocains. On affirme que, pour mieux y porter le désordre, il y fit placer des chameaux revêtus de goudron, auxquels on avait mis le feu. Mais son projet avait été éventé; le chef était trahi; le premier camp était évacué; au second, il n'éprouva de résistance que de la part de quelques déserteurs espagnols, qui défendirent vigoureusement la tente du fils de l'empereur. Mais les masses marocaines, repliées les unes sur les autres, étaient devenues si considérables, que, malgré le courage, l'énergie de ses troupes, Abd-el-Kader fut forcé de se retirer. Les montagnards, se mettant de la partie, lui firent éprouver quelques pertes.
Après Cette non-réussite, il revint à la deïra, et la ramena en arrière. Les camps marocains le suivaient de près ; et, comme toujours, en voyant les chances tourner contre lui, les montagnards devinrent très-menaçants.
Les deux partis restèrent en présence quelques jours par un temps affreux ; une misère horrible régnait à la deïra. Abd-el-Kader se décida à regagner notre frontière, et la traversa à l'embouchure de la Moulaïa.
Ce passage fut le théâtre d'une lutte héroïque. Quarante mille ennemis suivaient la retraite. Mille fusils restaient à Abd-el-Kader; mais c'étaient les débris de ses vieilles bandes, formées depuis huit ans par les épreuves les plus rudes. Embusqués en avant du passage, ils protégèrent la retraite tout le jour, et suivirent la deïra ; mais ils payèrent ce succès par le sang d'une partie des leurs. Les Marocains, arrivés à notre frontière, s'arrêtèrent court et cessèrent la poursuite; preuve évidente et remarquable du respect qu'ils portent à notre drapeau national.
La deïra échappée aux Marocains, épuisée de faim et de fatigue, était donc sur notre territoire occupé par des colonnes dont elle connaissait depuis longtemps la vigueur et la mobilité. Ses chefs prirent le parti d'implorer la générosité française, et vinrent faire soumission au général de Lamoricière.
Pendant ce temps, Abd-el-Kader, suivi de quelques fidèles, songea fuir vers le sud ; il arrive, le 21 à minuit, à un col appelé Kerbens.
Mais ce col est gardé par des cavaliers qui reçoivent ses éclaireurs à coups de fusil ; ce sont des chasseurs au service de France.
Quel parti prendre?
Bien des sentiers lui restent encore, et il peut fuir, car la nuit est sombre; mais l'instant de la réflexion ou peut-être du découragement a sonné pour le chef; il se décide à détacher deux des siens en pourparlers. Ses envoyés sont reçus par le commandant de la troupe opposée, le lieutenant de spahis Ben-Khonia, qui vient en personne trouver Abd-el-Kader, et offre de conduire ses envoyés au général de Lamoricière. Celui-ci, averti à temps, venait lui-même précédé d'éclaireurs, avec sa colonne. La nuit était noire, la pluie tombait par torrents ; Abd-el-Kader, ne pouvant écrire, apposa son cachet sur un morceau de papier et le donna à son émissaire pour l'accréditer. Le général le reçut convenablement et lui renvoya, comme preuve de bonnes dispositions, une cachet apposé de même et son sabre ; puis il établit son camp près de la frontière, disposa ses gardes et attendit.
La nouvelle communication de l'émir se fit longtemps attendre.
On la reçut vers onze heures du soir. Il demandait des assurances, qui lui furent immédiatement données. Elles firent cesser ses dernières hésitations, et il promit de venir le lendemain au marabout de Sidi-Brahim.
En effet, à l'heure dite, il vint se rendre à ce même endroit, théâtre de son dernier succès et de la défense héroïque de cette malheureuse troupe du colonel Montagnac, qui y avait été anéantie le 23 septembre 1845, jour pour jour, deux ans et trois mois auparavant! Singuliers rapprochements que Dieu semble se plaire à mettre entre les jours et les lieux de triomphes et de revers.
Rappelons en peu de mots ce souvenir, car il trouve ici sa place, ce me semble, et nul ne peut me savoir mauvais gré de le retracer aujourd'hui.
La colonne de l'ouest, 2e chasseurs à cheval, quitta son bivouac, emmenant avec elle M. l'abbé Suchet, du diocèse d'Alger, si honorablement connu et aimé de l'armée ; après avoir salué en passant le célèbre marabout de Sidi-Brahim, elle est arrivée sur le mamelon où tombèrent les deux premières compagnies du 8e bataillon d'Orléans et l'escadron du 2e hussards.
Des ossements et des vêtements épars çà-et-là dans les broussailles et les touffes de palmiers-nains, témoignent encore de la lutte glorieuse qui nous a coûté tant de sang. Une tristesse profonde s'empara de tous; un autel fut improvisé par le capitaine de génie, tout auprès d'une fosse creusée fraîchement, et le service divin commença au milieu d'un silence religieux.
La messe achevée, M. l'abbé Suchet prit la parole et commença ainsi :
«Soldats français, vous le savez, quatre cents de vos camarades, conduits par l'honneur, poussés par un généreux courage, affrontèrent dans ce lieu même un ennemi dont leur ardeur méprisa le nombre. C'est ici qu'un carré de héros devint une enceinte de cadavres. Chacun de ces buissons fut témoin d'un exploit....chacune de ces pierres fut un lit d'agonie.
«Ils sont là, et l'Arabe foule en paix leur tombe solitaire.
« Disons-leur un dernier adieu.
«Cet acte aura, n'en doutez point, un heureux retentissement parmi ces fiers musulmans que vos armes ont vaincus, mais non soumis. L'Arabe croyant et aguerri connaît et redoute votre valeur; il admire et bénit votre justice, mais il demande encore avec inquiétude où est votre Dieu ? Qu'ils viennent et qu'ils contemplent ce spectacle que nous offrons en ce moment au monde entier, et qu'ils osent douter de votre foi.»
L'espace me manque pour retracer complètement cette allocution noble et touchante; mais ceux qui se sont trouvés en Afrique lors de cette époque douloureuse se souviendront toujours de l'imposante cérémonie qui eut lieu en l'honneur des mânes de nos frères morts en combattant à Sidi-Brahim; ils se rappelleront avec un juste orgueil que là où les vociférations de l'Arabe applaudissaient, en les insultant, à la mort d'une poignée de héros, ils sont venus en vainqueurs prier le ciel pour le repos de leurs frères ; ils ont planté la croix sur la terre qui les recouvre à jamais, en jurant de mourir comme eux, et ils ont porté sur leurs baïonnettes, en face et en défi du croissant, le christianisme, symbole de toute civilisation.
Revenons au chef Abd-el-Kader.
Accompagné du colonel de Montauban et du général de Lamoricière, Abd-el-Kader fut amené à Nemours, où Son Altesse Royale Monseigneur le duc d'Aumale était arrivée le matin par une mer affreuse. L'émir paraissait exténué de fatigue, fort abattu, et son attitude devant le gouverneur-général et ses paroles étaient empreintes de respect et de cette sublime résignation que la religion musulmane donne à ses adeptes.
Vers le matin, Abd-el-Kader a fait une démarche très-remarquable, en ce qu'elle est le symbole d'une renonciation complète à l'indépendance et au pouvoir; il a amené au prince son dernier cheval comme gage de soumission. A quatre heures, il était embarqué avec ses femmes et quelques serviteurs dévoués, à bord du Solon, bâtiment sur lequel le duc d'Aumale retournait à Oran. Arrivé à cinq heures du matin à Mers-el-Kebir, il est parti peu de moments après pour Toulon.
Abd-el-Kader a demandé instamment, en faisant sa soumission, et a posé comme condition, d'être transporté en pays musulman. La traversée a été mauvaise, ce qui explique le long temps que l'on amis à aborder.
Abd-el-Kader l'émir, sans être atteint du mal de mer, s'est trouvé cependant fatigué du mauvais temps, et assez indisposé pour ne point sortir de sa chambre.
Quelques appartements du lazaret, destinés à le recevoir, ont été préparés à la hâte. Abd-el-Kader en a paru satisfait. Les gens de sa suite observent à son égard le plus grand respect. Tous marchent à une assez grande distance de leur chef, et nul ne lui adresse la parole.
Voici le nom des principaux personnages débarqués au lazaret et formant la suite de l'ex-émir.
Hadj-Abd-el-Kader-ben-Mehiddin, sa mère, ses trois enfants en bas-âge et une suite de vingt personnes.
Sa mère est fort âgée, et deux femmes l'aident à marcher.
Hadj-Mustapha-Ben-Tehami, cousin et beau-frère d'Abd-el-Kader, ses deux femmes et sa suite.
Hid-Kadderiba-Mihhidin, kalifat, sa femme et sa suite.
Plusieurs aghas de cavalerie et d'infanterie; En tout : 61 hommes, 21 femmes, 15 enfants des deux sexes. Total, 97 personnes.
Un détachement de grenadiers fait le service de l'ex-émir Abd-el-Kader.
Abd-el-Kader est un homme de taille ordinaire, d'une physionomie douce et un peu mystique; son teint n'est point parfaitement pur comme celui de beaucoup d'Arabes de distinction; sa barbe est noire et peu fournie; il a au milieu du front une légère marque de tatouage, et n'accuse guère que trente-cinq ans, malgré les fatigues et les périls incessants qu'il a affrontés.
Abd-el-Kader est taciturne comme tous les Arabes, et son caractère s'est encore assombri par la perte de sa favorite, pour laquelle il avait composé, dit-on, cette jolie chanson arabe que le colonel...a traduite en ballade. Je citerai le premier couplet, car je l'ai entendu chanter mainte fois à Paris :
Radoudja, ma maîtresse,
Que j'aime tes yeux !
J'aime aussi la tresse
De tes noirs cheveux, etc., etc.
Je ne veux point dire pour cela que l'ex-émir ait renoncé à la poésie et à l'amour; les femmes qui composent sa suite sont là pour prouver le contraire.
Les Arabes ont cru et croient encore à la puissance de leur chef; ils venaient à lui dans leurs maux, dans leurs chagrins et dans leurs joies, comme les Italiens vont prier à la Madone, comme les bandits napolitains à San Lorenzo, leur patron.
On raconte que la belle Radoudja lui avait été amenée par un de ses cavaliers, qui l'avait trouvée pleurant et priant au bord d'une citerne.
— Pourquoi pleures-tu, lui demanda Abd-el-Kader ?
— J'ai du chagrin, répondit-elle fièrement.
— Pourquoi pries-tu, fit-il encore?
— Pour mon vieux père, qui est retourné vers Mahomet, le grand prophète.
— Reste avec moi, lui dit le chef, car tu es belle.
Et Radoudja, surnommée la Fille à la Tresse d'ébène, resta ; et longtemps elle affronta les mêmes dangers que son époux et son maître.
Abd-el-Kader est donc à Toulon.
Celui qui a passé dix années de sa vie dans les déserts, dans les montagnes, rompu aux fatigues, en proie aux émotions de la carrière forte et aventureuse des Arabes; celui qui, à l'aide d'une volonté de fer que la crainte d'une défaite ne laissait point abattre, celui que quelques-uns ont comparé au Messie, tant il était humble dans le bonheur et doux aux jours de l'adversité ; Abd-el-Kader enfin va vivre de notre vie civilisée, remplie d'exigence et renforcée en hypocrisie ; il faudra qu'il mette un mors et une bride à son impétuosité guerrière; il faudra qu'il change le sang arabe qui coule dans ses veines, contre le sang français, plus calme, et que commandent la convenance et la froide raison.
Abd-el-Kader regrettera le beau ciel de l'Afrique et l'air pur et vif de la liberté.
Comme à Paris l'on rit de tout, que religion, politique, infortune et triomphe, sont portés sur un mot, je rapporterai ici ce qui se disait hier dans un salon de l'Opposition.
«Un bon moyen de nous remplir de nos Irais de guerre, insinuait plaisamment O..., ce serait l'exploitation d'Abd-el-Kader : nous avons bien été voir les sauvages Ioways moyennant 2 fr. 50 c; que ne donnerait-on pas pour Voir, pour contempler de près le vaillant émir, l'enfant chéri, le Benjamin du grand prophète, le doux et mystique Abd-el-Kader!»
On affirmait hier qu'un gros banquier a conçu l'idée d'offrir au gouvernement dix millions comptant, contre la permission d'avoir en sa toute propriété le soumissionné.
Le gouvernement, dit-on, n'y serait que trop porté.
Après cela, osons dire qu'on ne rit plus en France ! ! !
Temps ! Ô mœurs !
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France