Nous avons laissé le vénérable abbé Suchet au milieu de ses prisonniers Arabes, près de Douéra, vis-à-vis Blidah. — Blidah est une charmante ville arabe, assise sur les bords du beau fleuve le Chéliff au milieu d'une plaine riche et fertile. — Le détachement français continue sa route vers la ville, et le courageux prêtre, après avoir serré la main des officiers français, reprend la route de sa courageuse entreprise. — Tant que nos soldats purent l'apercevoir, ils le comblèrent de bénédictions et firent des vœux ardents pour le succès de sa périlleuse mission. Incertain où il trouverait l'insaisissable Abd-el-Kader, l'abbé Suchet quitte un instant le cours du Chéliff et se rapproche du rivage de la mer, du côté de Cherchell ; nous rendrons la parole au bon prêtre lui-même :
«Ce lieu continue l'abbé Suchet, est la tribu des «Hadjoutes, à laquelle tribu appartenaient mes prisonniers. — Bientôt arrivèrent les parents et les amis de mes Arabes captifs; je fus témoin de leurs premiers embrassements après une si longue séparation. — Cette scène touchante me fit verser des larmes — je pensais alors à mes 56 prisonniers français qui étaient dans les fers, lesquels aspiraient au même bonheur. — Les parents de mes Arabes avaient amené avec eux des chevaux, des mulets et quelques provisions. — Ces pauvres Arabes, pleins de joie, me baisaient les mains avec une effusion de reconnaissance indicible. — Ils voulurent que j'acceptasse des fruits qu'ils avaient apportés avec eux; — je consentis volontiers. Celui qui me parut l'un des principaux, vieillard aux chevaux blancs, tenait l'un de ses enfants sur son cœur; il pressait sa main sur ses lèvres : — Que la protection d'Allah t'accompagne en tous lieux, me' dit ce vieillard agenouillé devant moi ; que le ciel te bénisse toujours, ô marabout Roumi ! Bon vieillard, que les bénédictions que tu m'as souhaitées retombent sur toi et sur les tiens ! Que Dieu t'ouvre les yeux et te fasse connaître celui que tu ne connais point : le divin Rédempteur des hommes, Jésus-Christ. J'acceptai des dattes que nous mangeâmes, tout en continuant notre route, gais et contents, perchés sur nos montures, chevaux et mulets, lesquels, réunis en caravane, semblaient, par leur allure, prendre part à la joie générale. Bientôt, l'heureuse troupe des Bédouins entonna, sur un air national, le chant de la délivrance et de la liberté, par des couplets dialogués selon l'usage du pays. »
Amour sacré de la liberté ! Combien tu es puissant au fond du cœur de l'homme ! Les émotions les spus vives et les plus ardentes sont celles qui vibrent pour toi, ô liberté de l'homme, dans la conscience humaine ! La liberté ! Ce trésor est un trésor si pré cieux que, pour te le conserver, ô cœur de l'homme ! le Créateur, l'Éternel préfère subir toutes les conséquences de cette même liberté : — ses abus et ses excès, — les crimes et les trahisons, — Caïn, Athalie, Judas, Néron, Julien, — les châtiments et l'enfer ! Mais Dieu est sage en agissant ainsi; si la liberté, dans l'homme, renferme des conséquences lamentables ; — le crime et la honte, — sans elle aussi, sans la liberté, la vertu serait impossible, — et nous n'aurions jamais connu les fleurs d'or qui brillent à la couronne ornant son front virginal (de la vertu) : — Abel et Noé, - Abraham et Jacob, — Judith et la Vierge Marie !. Et de nos jours les François de Salle et les Fénelon, — les Vincent de Paule et les François Xavier, — les sœurs Rosalie et les myriades sublimes des sublimes compagnes de cet ange du dévouement et de la charité. — C'est pourquoi, ô sainte liberté ! Dieu a toujours été pour roi généreux et fidèle. — C'est pourquoi le Christ Éternel a voulu descendre du ciel pour briser les fers où tu étais enchaînée.
0 liberté de l'homme, sois donc reconnaissante envers Dieu et son Christ ! Tes bienfaiteurs. — Partout où le christ n'est plus connu, l'homme retombe dans les chaînes.
Voix de la liberté : gloire à Dieu ! Gloire à son Christ ! Et vous, princes et puissants de la terre ! respectez ce que le ciel respecte ; — mais sachez discerner entre la liberté et la licence. — La liberté s'arrête là où les droits d'autrui sont lésés. — Là, est la limite ; — à cette limite commence la licence, et la licence, c'est la tyrannie de la force brutale ; — la licence, c'est la négation de la liberté.
Quand la liberté est respectée, elle est la force des choses. — Or, tout ce qui s'appuie sur la force des choses marche avec Dieu, réussit et prospère. — Dans le cas contraire, tout s'affaisse et succombe. — Voilà pourquoi l'Église seule reste debout, parce qu'elle seule veut la liberté de l'homme, et voilà pourquoi aussi tous les gens d'esprit savent se rattacher à la religion et font tous leurs efforts pour la pratiquer, la défendre et la soutenir (I).
(1) Ces pensées sont puisées dans l'ouvrage célèbre du comte Joseph de Maistre. Principe générateur.
Après ces expansions données au bonheur et à la joie de la liberté retrouvée, mes chers Arabes durent reprendre le chemin de leur demeure, — et moi continuer ma route à travers les monts et les plaines, les gorges et les fleuves, afin de poursuivre ma mission et découvrir les traces d'Abd-el-Kader. — Les adieux furent touchants comme l'entrevue ; — mais il fallut nous séparer. — Je continuai dans la direction de la mer, et bientôt je fus en face de la belle ville de Cherchell, baignée par les flots de la Méditerranée.
J'étais resté seul avec mon interprète arabe, au milieu d'un pays ennemi, dans un moment où la guerre était vive et sanglante. — Mais Dieu, qui n'abandonne jamais les grandes causes, veillait sur moi.
Je me trouvais, ai-je déjà dit, au milieu de te tribu des Hadjoutes; je demandai à être conduit au Kaïd ou chef de la tribu. — Quand j'eus présenté mes lettres destinées à Abd-el-Kader, quand on eut connu ma mission, on me prodigua les plus grands égards.
Le Kaïd était un homme de trente et quelques années — il me fit un accueil distingué. — C'est une chose admirable que le sentiment de respect qu'éprouve l'Arabe pour ceux qu'il appelle les marabouts des Roumis, — et un jour, devant Dieu, combien de chrétiens, mis en présence de ces infidèles, au jour du jugement, seront condamnés pour avoir été pires que le Bédouin du désert et le Kabyle de la montagne. Pensée lamentable et terrible!
Par l'ordre du Kaïd, une belle tente m'avait été préparée, avec de superbe tapis; un garde d'honneur veillait à l'entrée de ma tente, et de nombreux serviteurs du Kaïd, mis à ma disposition pour me servir. — Je passai tranquillement la nuit sous ce pavillon hospitalier, malgré -les causeries assez bruyantes de mon escorte, grâce auxquelles fut interrompu plus d'une fois mon sommeil.
§ II. Le Tombeau de la Chrétienne
Nous étions campés à une petite distance du rivage ; quelles ne furent pas mon admiration et ma joie, quand j'eus appris qu'un monument voisin de la tente où j'avais passé la nuit, était une sépulture sacrée, que les Arabes appelaient le tombeau de la chrétienne. Je n'eus rien de plus pressé que de diriger mes pas vers cette précieuse relique des temps passés. — Le modeste monument est situé sur une petite colline qui longe la mer ; cette colline n'est que la continuation de ces terres accidentées qu'on appelle le Sahel, et qui s'étend depuis la Maison Carrée jusqu'à la Montagne de Chénouan, située en -face de Cherchell.
La forme du tombeau de la chrétienne est pyramidale ; la terre recouvre une partie de la base, Ce qui ne m'a pas permis de mesurer la largeur ; ou remarque sur les côtés la place des incrustations ou revêtements en marbre qui ont disparu. Le tombeau de la chrétienne se voit de très loin en mer, ainsi que de tous les points de la plaine de la Mitidja et du versant septentrional de l'Atlas. — Ayant consulté les Hadjoutes sur l'origine de ce monument, ils m'ont répondu d'une voix unanime que ce lieu célèbre dans tout le pays, par les prodiges qui s'y sont opérés, est en grande vénération parmi les Arabes. On raconte dans la région de singulières et effrayantes punitions arrivées, disent les Arabes, à ceux qui, de tout temps, ont voulu violer ou détruire ce tombeau. — Ils assurent, sur le témoignage du -leurs ancêtres, que celle qui repose sous ce tombeau fut chrétienne, et que les Roumis (chrétiens) lui donnaient le nom de sainte. -Je m'agenouillai sur cette terre sacrée ; je ne pus m'empêcher de verser des larmes de douleur, en pensant qu'il avait été un temps où cette terre d'Afrique avait été éclairée par des génies qui s'appelaient les Cyprien, les Tertullien et les Augustin. — 0 souvenirs d'Hippone et de Carthage ! — Si Dieu a écouté ma prière, il devra bénir de nouveau cette terre infortunée, ainsi que les infortunés fils de Cham et d'Ismaël.
Au Tonkin, n'en fut-il pas ainsi : tous nos efforts réunis pour arriver à la paix, avec les barbares, demeuraient stériles. — Nos gouverneurs l'ayant enfin compris, durent prendre la résolution de faire intervenir le Pontife, devenu, dès cette heure, célèbre : Mgr Pugénier.
Le Nathan de la France chrétienne se présente à la tête des officiers français.
À la vue du ministre de la religion, bien connu des peuplades de ces régions lointaines, les chefs consentent à se réunir en congrès.
Jusque-là, ils n'avaient pas de confiance. — Tant le sentiment religieux est inné dans le cœur de tous les hommes.
La paix est aussitôt signée, — et le second Jaddus de la France reçoit, en récompense des services rendus en ces jours terribles, la Croix de la Légion d'honneur. Gloire au second Nathan ! Gloire à Mgr Pugénier! (1)
(1) Aujourd'hui. 1890, les vœux du vénérable apôtre (le l'Algérie ont été entendus de Dieu tout-puissant. — Le cardinal de Lavigerie a retrouvé Carthage et bâti une splendide cathédrale sur les ruines de la cité antique. (Le Pèlerin, mai 1890).
Nous laissons à regret les intéressants détails du long et périlleux voyage du vénérable abbé Suchet, marchant à l'aventure, à la recherche d'Abd-el-Kader, — errant seul avec son guide, pauvre Arabe, doué d'une pauvre nature, — lequel avait peur des cavaliers pendant le jour et des lions pendant la nuit.
Le narrateur continue :
Quand nous étions plus rapprochés du théâtre de la guerre, nous rencontrions, presque à chaque instant, des tribus fugitives qu'Abd-el-Kader avait fait émigrer avec leurs bagages et leurs troupeaux, afin de ne laisser à notre armée, que la solitude et la famine. — Tous ces exilés, hommes, femmes, enfants, me saluaient avec respect ; les plus curieux s'approchaient de moi et me demandaient dans quel but je me hasardais ainsi seul. au milieu du désert, et sur ma réponse que j'allais chercher nos prisonniers, en échange de prisonniers arabes ramenés par moi dans leur tribu, ils me comblaient de bénédictions, disant : «qu'Allah t'accompagne et qu'il te protège. »
Les principales tribus que j'ai traversées, en suivant le cours du Chéliff, sont les Beni-Ataf, les Beni-Skhir et les Ouled-Abbas. C'est au milieu de ces derniers (tribu la plus riche de la contrée), que réside le fameux Miloud-Ben-Aratch, lequel épousa la sœur de l'Émir et est son agha, ou ministre de la guerre. — Ce haut personnage me fit une réception aussi belle que celle qui m'avait été faite parmi les Hadjoutes, près de Cherchell. — L'agha me parla avec grande cordialité et confiance. Il me dit, comme à peu près, du reste, tous les Arabes, qu'ils étaient fatigués de la guerre sainte.
Ces démonstrations et ces ouvertures, faites par les Bédouins au vénérable abbé Suchet, viennent à l'appui de ce que nous avons dit plus haut, au sujet de la pacification de l'Algérie, — à savoir que, si l'administration française en Algérie se présentait aux Arabes, avec un caractère plus religieux, la résistance ne tarderait pas à s'évanouir. — La simple raison nous dit, en effet, qu'il faut agir avec les différents peuples, pour les gagner, dans le sens en harmonie avec ces peuples ; — or, l'Arabe étant essentiellement religieux, l'unique moyen de le gagner serait donc de lui présenter le sentiment religieux.— Pour atteindre ce but, il nous semblerait qu'employer l'intervention de nos missionnaires, comme intermédiaires avec les Arabes, donner à la religion un décorum grand et sincère, nous paraîtrait une politique intelligente et sage dans le sens que nous avons indiqué.
Après bien des incertitudes, des marches et contremarches, — mon guide put enfin me conduire au milieu des tribus qui avoisinent Mascara; — la pauvre ville était encore fumante ; — partout ce n'étaient que ruines, débris, désolation.
C'étaient plusieurs tribus réunies des environs de la ville incendiée, que notre armée poursuivait devant elle, après avoir brûlé leurs tentes, ravagé leur moissons, enlevé une partie de leurs troupeaux, et pris ou tué un certain nombre de leurs traînards. A ce récit qu'un des Arabes fugitifs nous fit d'un air courroucé, mon guide et mon interprète tremblaient que, exaspérés par le désespoir, ces malheureux n'usâssent de représailles et ne vinssent à nous massacrer comme Français. Leurs craintes n'étaient que trop fondées. — Les Arabes ne nous regardaient qu'avec des yeux colères. — Néanmoins, la vue de mon christ, qui pendait à ma poitrine, semblait les impressionner, et j'entendais que l'on disait au milieu des groupes : c'est un marabout roumi (un prêtre chrétien).
Avant le lever du soleil, je crus prudent de partir. Nous montons à cheval et nous faisons route vers la tribu des Hachem, laquelle tribu est la tribu d'où est sorti Abd-el-Kader.
Nous rencontrions à chaque instant des cavaliers qui se croisaient en tous sens, lesquels étaient sans doute porteurs des dépêches de l'Émir, puisque, sans le savoir, nous n'étions pas loin de lui. A tous ces cavaliers, nous demandions s'ils savaient où était l'Émir, et tous de répondre : Manarfch (je ne sais pas). Enfin, deux vieillards à barbe blanche nous accostèrent et, sur notre demande, ils me répondirent : «Vois-tu ces deux grands peupliers qui s'élèvent au milieu de la plaine (la plaine des Ghris) ; dirige tes pas de ce côté ; c'est là que tu « trouveras le Sultan Abd-el-Kader.»
A ces mots, je sentis en moi-même comme un bouleversement universel — le cœur me battait avec violence. Par un mouvement spontané, nous pressâmes les flancs de nos montures et nous galopâmes, sans nous arrêter, jusqu'au lieu désigné.
Les deux vieillards ne nous avaient point trompés- nous étions arrivés dans le camp de l’Émir, de l’Émir Abd-el-Kader lui-même. Çà et là, des groupes nombreux d'Arabes étaient couchés à terre, auprès de leurs coursiers qui broutaient l'herbe sèche. Nous l traversons l’Ouen-Moussa— nous étions arrivés. « Le Sultan est là, nous dit à voix basse un des vieux cavaliers, là, au milieu de ce jardin d'orangers, de figuiers et de lauriers roses.» Un morne silence i régnait autour de nous. — On ne se parlait qu'à l'oreille et par signes. À l'attitude des Arabes, aux costumes des officiers, à la tenue générale, attentive (et respectueuse, je pressens que l'Émir n'est pas éloigné et que bientôt il va m'être donné de pouvoir m'entretenir avec lui. Je rends grâce à Dieu du fond de mon cœur et je me prépare à la grande mission que je vais bientôt avoir à remplir, auprès du redoutable chef des Arabes.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France