Les odeurs
« … odeur du foin coupé, des figues mûres, du crottin des bourricots… »
Elsa ROUVRAIS
Si nous essayons de nous rappeler les parfums qui nous accompagnaient à chaque heure et donnaient leur saveur aux saisons, nous butons sur les portes fermées de la mémoire mais si par hasard, écrasant une feuille dans nos doigts ou tournant le coin d’une rue nous happons une odeur jadis familière alors les portes s’ouvrent et nous jettent une seconde dans un endroit et un instant parfaitement précis du Turenne oublié.
Une timide menthe sauvage de Béziers sur le bord du canal du midi nous renvoie dans un bas-fond limoneux délaissé par la vigne non loin du village, au nord-ouest. Le soleil baisse vers le Filahoucène et le parfum des herbes foulées, exaspéré par le crépuscule, nous pénètre par toute la peau. Plus loin, hors des vignes, avec la première fraîcheur, l’humidité rendue par l’air limpide pénètre les orges presque mûres d’où monte une senteur nourricière que les chaumes d’ici essaient en vain d’imiter.
Vous passez aux abords d’une boulangerie artisanale – il en reste – et vous voilà dans le fournil de Mme Torrès, dans la semaine qui précède Pâques, accompagnant votre père et votre oncle chargés de la large planche aux quinze ou vingt mounas familiales portées à cuire. L’antre est obscur mais chaud et pas un coin n’échappe au parfum lourd, charnel, teinté d’oranger des mounas qui cuisent de l’autre côté de la porte de fer.
Vous grignotez des raisins secs ; en voici un desséché, un peu moisi, imprégné d’alcool. Vous roulez alors sur le grand tas de marc accumulé derrière la cave coopérative, vous jouez à la guerre avec dix camarades aussi saouls que vous, enivrés par l’exaltation du jeu, par la bataille, par l’enlèvement de la forteresse de râpes autant que par les effluves alcoolisés qui montent des corbeilles brûlantes jetées à l’instant par les ouvriers de la distillerie.
L’école aussi avait ses odeurs, celle de la rentrée d’abord, du livre de géographie neuf avec ses larges pages lisses, vastes comme des continents, couvertes de couleurs à l’odeur caractéristique, une odeur de goudron qui ouvrait des routes de rêve vers de lointains pays. L’autre odeur, celle de l’encre, est liée aux fins d’année, aux paresseuses approches des vacances, lorsque laissés à nous-mêmes, nous avions le temps de tremper des mouches dans l’encrier et de les regarder se traîner sur une feuille blanche, faisant monter à nos narines une odeur métallique que nous n’avions pas eu le loisir de remarquer jusque-là.
L’été finissant, le premier orage de septembre faisait la toilette du village ; trois mois de poussière, d’humus, d’urine et de crottes sèches à lessiver. Sous les premières gouttes montait une buée poussiéreuse à l’odeur puissante, complexe, grasse comme un bouillon, tiède et cependant rafraîchissante comme un grand verre d’eau. Un semblant de cela nous est parfois donné ici, en août, mais trop de vaches ou d’autos sont passées sur les chemins, aucun siroco, pas un bourricot.
Bientôt les chariots de raisins traversent les carrefours. Des caves dispersées dans le village, de la coopérative, immense, mais aussi de celles des Barthe, Fabre, Lamassoure, monte, retombe, glisse par toutes les rues, jour et nuit, durant quatre semaines, l’odeur des moûts bouillonnants dans les cuves. Traversant un après-midi de septembre un village de Provence, surpris par cette même odeur, je nous suis revus, gamins, courant sur le bord des cuves, au risque d’y tomber, nous y couchant pour plonger la main dans le jus et en boire des gorgées mi- sucrées mi- alcoolisées, tièdes et délicieuses, ou même parfois, penchant avec précaution la tête à l’intérieur de la cuve jusqu’à atteindre du nez le niveau du gaz carbonique et en recevoir dans les tempes une décharge brutale qui nous faisait nous redresser subitement. Nous nous croyions alors très malins !
Les raisins rentrés, les olives étaient mûres. L’huilerie Marcovich étant à la limite sud-est du village, ses parfums emportés par le vent ne le pénétraient pas sauf par temps très calme dans les froids crépuscules de novembre lorsque les vapeurs de combustion des tourteaux retombaient et s’étalaient sur les toits. Cela compose une image figée d’automne au ciel clair, coloré vers Marnia, avec de rares passants dans les rues, des feuilles de platanes qui tourbillonnent à la verticale, des feuilles de mûriers plus lourdes dans leur chute, une douce rumeur sans moteurs, de rares éclats de voix amortis par la densité de l’air et l’odeur de tourteaux enveloppant le tout.
Quelles odeurs encore, plus fugitives ou plus discrètes ? L’aigreur de l’air annonçant la neige pour la nuit ? Les violettes de mars au pied de la haie des Jolivet ? Le fumier asséché sur l’aire des Rigaill et rebroussé par la brise de mer les après-midis de l’été ? La fumée soufrée s’exhalant de la forge Lopez ? Les mille épices du Khanout de Bahroun au fond de la cour Vincent les mercredis soirs ?
Un tilleul en fleur parfois nous rappelle les caroubiers en automne plus fades et écœurants encore, inquiétants avec leurs feuillages sombres impénétrables sauf à d’énormes couleuvres qui glissaient en silence autour de leurs branches noueuses.
Mais de même que la Source folle était, par ses caprices, la plus attachante de nos sources, de même allions-nous sur ses rives cueillir le plus attachant des parfums du village, celui des jeannettes qui y fleurissaient sous le froid et tendre soleil de janvier. On en rapportait des bouquets aux corolles timides comme des communiantes mais qui, dans un verre d’eau, sur la table de la salle à manger, prenaient possession de l’espace et, envahissantes, indiscrètes au point de nous distraire de notre lecture nous obligeaient de sortir de la pièce ou de les en sortir, elles. On trouve ici de grands narcisses plus beaux que nos petites jeannettes mais qui retrouverait en eux les senteurs d’antan ?
Guy Couvert
La Source Folle N° 12 – Juin 1991