« Enfant avec toupie. Chaque fois qu’il la lance elle tombe juste au centre du monde » Octavio PAZ
« Chincha la fava »
Nous étions, il y a quelques années, Colette et moi, dans la foule catalane d’un dimanche à Montserrat, une foule bruyante, remuante, gaie, dans une ambiance de kermesse plutôt que de pèlerinage, les soutanes noires des prêtres et les cornettes blanches des bonnes sœurs dans la foule colorée, les croix plantées sur les austères monuments et sur les escarpements de la montagne rappelant seules que l’on se trouvait dans l’un des plus hauts lieux religieux de l’Espagne. Des bandes d’adolescents, garçons et filles mêlés, encadrés avec indulgence par des prêtres de tous âges, chahutaient, s’interpellaient, fleuretaient. Tout à coup, l’une de ces bandes s’est organisée au bord de l’une des esplanades qui s’étagent dans ce paysage grandiose entre montagne et vallée. Un grand garçon s’est adossé à un mur de soutènement, un autre, plié en deux, s’est épaulé contre lui, la tête de côté, un autre s’est plié de même, contre ses fesses, et ainsi de suite, six ou sept, pour faire la chenille. Et les autres, garçons, filles, éloignés de dix pas en arrière de la chenille, se sont élancés, l’un après l’autre, courant de plus en plus vite et, d’un saut de mouton par-dessus le dernier, volaient le plus en avant possible vers le matelas adossé au mur, s’entassant les uns sur les autres sur la chenille pour l’écraser, la faire s’effondrer, en se gardant eux-mêmes de toucher le sol de leurs pieds ou de s’écrouler avant que les porteurs n’aient cédé. Ils riaient, ils s’exclamaient en catalan et j’attendais le grand cri de guerre qui était hurlé à chaque envol, il y a cinquante ans dans la cour du collège, à Tlemcen, il y a soixante ans dans la cour de l’école, à Turenne. Mais non, je ne l’ai pas entendu le tchiiinn’… tcha la faaava ! attendu. Il ne doit pas être catalan, mais castillan, ou andalou, ou tout simplement oranais, comme la mona et calentica.
Les jeux, dans la cour de l’école, se succédaient selon un ordre immuable d’une année scolaire à l’autre, obéissant à un rythme mystérieux qui devait sans doute quelque chose au fil des saisons – l’hiver suggérant les jeux qui réchauffent ; la maturation des nèfles et des abricots, les jeux de noyaux ; l’arrivée de l’été, les jeux tranquilles à l’ombre – mais leur apparition n’avait rien de comparable avec la décision des vendanges prise à la cave coopérative sur des critères définis ou l’autorisation de cueillette des olives criée au haut du minaret dans les villages berbères. Rien de tel à l’école. Un matin apparaissait la première bille ou la première toupie. Le soir il y en avait deux, quatre le lendemain, vingt le lundi suivant. C’était une montée exponentielle. A la fin de la seconde semaine toutes les poches étaient bourrées de billes ou percées par les toupies. Tout le monde y jouait, même le maître à la récréation des répétitions. Puis un jour, quelques trous restaient inutilisés, ou des serpents n’étaient pas redessinés, ou des mitches n’étaient pas retracées, quelques équipes s’entêtaient dans les coins de la cour dont l’espace était progressivement repris par les courses sans but, les discussions sans conclusion, les jeux sans caractère ou les prémices d’une nouvelle mode, et les dernières billes disparaissaient comme honteuses.
Parfois la saison était brutalement cassée d’autorité. C’était le cas presque chaque année pour chincha la fava non parce que le cri de guerre lancé à chaque saut offusquait les oreilles du maître (chinchar en espagnol c’est enquiquiner, casser les pieds, autant dire emmerder, mais la fava, qui nous dira sa signification ? le cri serait-il un défi, quelque chose comme Merde à… ?) mais parce que de jour en jour le jeu se faisait de plus en plus violent et plus dangereux. Le nombre de joueurs augmentaient, la chenille s’allongeait, l’élan se prenait de plus en plus loin, les sauteurs devenaient de plus en plus hardis au risque d’aller se fendre le crâne contre le mur ou de casser les reins d’un porteur. Alors, un jour, interrompant soudain une conversation avec son collègue, le grand-maître (le directeur qui, prestige nécessaire, avait toujours la classe des grands) intervenait en plein milieu d’une partie, dispersait les joueurs et interdisait définitivement le jeu… c’est-à-dire jusqu’à l’an prochain. Pendant quelques jours la cour baignait dans une ambiance nouvelle, pas moins bruyante ni plus calme mais plus dispersée dans des jeux hétéroclites et sans lendemains.
Les toupies
Il en était de même avec les toupies. La première à se montrer «était, selon les années, une toupie rutilante, ramenée neuve la veille, jeudi, d’une boutique de Tlemcen, avec sa pointe métallique enflée et préventivement émoussée et son chignon de bois parfaitement cylindrique, ou au contraire une « vétérante » retrouvée par hasard dans un fond de tiroir, marquée par les fatigues et les blessures de plusieurs campagnes dans les mains d’un frère aîné. Son heureux possesseur était encore maladroit à la lancer mais il avait déjà autour de lui toute une cour d’envieux. Dès le lendemain apparaissaient quelques cousines de la première, retrouvées elles aussi dans les recoins, pas belles mais utilisables quitte à leur enfoncer parfois un clou en guise de pointe dans le trou laissé par un choc trop violent de l’an dernier. Puis voici les toutes neuves, les épiciers du village mis en alerte par les visites répétées de petits acquéreurs déçus par leur imprévoyance s’étant enfin approvisionnés en ville. Parfois l’un d’entre eux qui avait eu la malchance de rester l’année précédente avec un stock imprudemment commandé dans la période décroissante du jeu se rattrapait cette année en prenant de l’avance sur les concurrents.
Je crois qu’à l’apogée de la saison, aucun élève de l’école de garçons n’aurait avoué ne pas avoir de toupie dans sa poche même s’il n’était pas fichu (comme moi, par exemple) de la faire tourner en la lançant de ce geste à la fois brusque et souple, comme un coup de fouet à l’envers qui laissait partir le petit bloc de bois tout en retenant la ficelle entre ses doigts. Il fallait d’abord savoir enrouler la ficelle, art que nous ne possédions pas tous, inné chez quelques-uns, laborieusement appris par beaucoup, demeuré inaccessible à certains. Il s’agissait, en retenant le bout de la ficelle coincé entre la paume de la main droite et le chignon, de la tendre avec la main gauche (ou vice versa pour les gauchers qui étaient interdits de l’être en classe mais pas dans la cour) jusqu’à la pointe en suivant un méridien de la toupie, de la caler dans la gorge ménagée à la lisière du bois et de remonter progressivement contre le ventre en serrant chaque spire contre la précédente, assez fort pour que la spirale adhère exactement au bois, assez délicatement pour ne pas la voir s’affaisser soudain sur elle-même vers la pointe. Quand la ficelle avait ainsi habillé la moitié inférieure de la toupie et si on avait bien mesuré sa longueur, le nœud fait à sa seconde extrémité venait s’insérer exactement dans le creux de l’index et du majeur. Prisonnière à chaque bout, la ficelle enserrait la boule de bois qui était sentie par la main refermée sur elle comme un petit être vivant impatient de s’échapper. Là intervenait le second acte aussi difficile que le premier, le lancer. Impossible de décrire le mouvement ample du bras, le coup sec du poignet, la simultanéité du lâcher par la main ouverte et du retrait brusque en arrière tirant sur la ficelle qui faisaient que la toupie, soudain éjectée, se posait sur le sol avec la légèreté d’un moineau, parfois comme immobile alors qu’elle tournoyait sur sa pointe, d’autres fois esquissant une légère rotation conique autour de son axe.
Les premiers jours, on se contentait d’apprendre à enrouler et à lancer. On s’y exerçait à longueur de récréation dans la cour, après la classe sur les trottoirs et on s’estimait heureux quand on réussissait l’un puis l’autre. Puis l’esprit de compétition commençant de se manifester, c’était à qui ferait tourner sa toupie le plus longtemps, puis à qui la ferait tomber sur la pointe en la lançant à l’envers, puis à qui la ferait tomber et tourner dans un cercle de plus en plus étroit, à qui lancerait une seconde avant que la première s’arrête ; à qui arrêterait celle de l’adversaire avec la sienne, par simple contact d’abord par impact ensuite. De jour en jour l’enchère montait, des jeux de grâce ou d’adresse du début on glissait aux défis de chocs puis de destruction. Comme les pointes émoussées ne blessaient pas suffisamment les toupies adverses, les malins les aiguisaient ou mieux, profitant d’une rupture de leur pointe sur une pierre en ratant une victime, ils la remplaçaient par un clou enfoncé de force à l’envers. Les cris de victoire qui accompagnaient les meilleurs coups dans une arène d’enragés ou les vociférations d’un solitaire attaqué sans vergogne dans son coin ou quelquefois les pleurs d’un adversaire qui avait reçu la toupie d’un maladroit dans son mollet, alertaient enfin les maîtres. Le p’tit-maître venait vers le groupe le plus bruyant et faisait rentrer les toupies dans les poches tandis que le grand-maître emmenait chez lui le blessé le faire panser par son épouse. Le jour même le directeur décrétait l’interdiction des toupies à l’école. La cour retombait dans son calme ennui des lendemains de grands évènements, les trottoirs du village restaient après la classe encore quelque temps animés par les lanceurs de toupie, moins nombreux de jour en jour jusqu’à la disparition de la dernière jetée dans un coin pour faire place à la nouvelle mode naissante.
Guy Couvert
Source Folle N° 14 – Décembre 1991