Les Figues
Figue ou myrtille ?
Le sentier quitte la forêt par une porte en chicane qui donne sur un pré à vaches aussi pentu que le reste de la montagne. Une autre porte en chicane, à l’autre bout, libère le chemin vers les crêtes, escarpements de trois cents mètres à pic auprès desquels notre falaise du Guelaa’, à Turenne, ferait bien modeste figure. Un homme peut se glisser dans les chicanes mais non une vache. Il est cependant d’autres bêtes dans la montagne qui se moquent des clôtures avec ou sans chicanes. Car on remarque bientôt des crottes non bovines. Colette me les signale la première. J’en rencontre une à mon tour, très belle, pyramide de boulettes agglomérées, « d’ovins ou de caprins » déduis-je, très, très brunes, si brunes, presque noires, que Colette déduit à son tour : « Ils ont mangé des myrtilles. » et moi : « C’est noir et uni comme des myrtilles, ce sont donc des chamois savoyards ; avec des grains de figues, ce serait des chèvres arabes .» Ce n’est pas de bon goût, j’en conviens, et si j’ose le raconter, c’est pour dire combien, à trente ans, à trois cents lieues de distance, nos pensées spontanées restent tournées vers là-bas.
Que cela me serve d’excuse pour vous donner ces petits récits dont plusieurs rendent hommage à ce fruit qui disputait au raisin notre prédilection :
Du pain et des figues
« Dans notre maison [c’était à Négrier, vers 1913], nous avions deux grandes chambres carrelées en briques, une écurie attenante, une grande cour avec poulailler et porcherie, ce qui a permis à maman d’avoir des poules, des lapins et un cochon. La porte de la cuisine donnait sur carré en dalles irrégulières avec une porte donnant dans la rue. Papa avait fait de façon très rustique une treille avec des perches soutenues par d’autres perches finissant en Y, et un potager avec grand foyer pour feu de bois et petit foyer pour grilles à charbon contre un four éboulé. De l’autre côté de ce foyer, il y avait un figuier avec trois branches différentes, une pour les bacores, une pour les figues noires et une pour les blanches qui étaient délicieuses. A 4h, au retour de l’école, avec notre quignon de pain, on montait sur le figuier pour compléter notre goûter. »
Francine RIGAILL (1906-1993)
La troisième jambe
Les trousseaux de mariée de nos grand-mères étaient inusables, ou plutôt inébranlable leur fidélité à la mode de leur temps. La mienne de grand-mère, celle de Turenne, n’avait pas, vers 1926, après trente ans de veuvage, renoncé aux antiques pantalons à fente de sa jeunesse. Je l’aurais toujours ignoré sans un petit incident que ma mère ne pouvait raconter pour la centième fois sans éclater de rire.
C’était à la saison des figues. Le grand figuier de la cour déployait son ombre à la porte de la cuisine, dans l’angle de la maison et d’une aile rajoutée au mariage de l’un des fils. Ma grand-mère joignait à la saveur des figues le plaisir de les cueillir elle-même. Ce jour donc, elle appelle ma mère, sa belle-fille la plus timide, plus respectueuse qu’un fils ou une fille : « Nénette ! viens me tenir l’échelle pour cueillir les figues ! » L’échelle de bois est appuyée à une haute branche qui ploie sous la poussée. Ma mère la retient par dessous, à bout de bras, à la fois pour alléger l’appui et empêcher les glissements. Ma grand-mère monte au plus haut, un panier au coude et commence sa cueillette. Cependant l’échelle se met à trembloter et ma grand-mère de gronder : « Ne bouge donc pas comme ça, bourrique ! tu vas me faire tomber. Et qu’est-ce que tu as à rire ? » Car ma mère était prise d’un fou rire que tout le respect porté à sa belle-mère ne pouvait réprimer, respect qui, justement en prenait un coup : levant les yeux pour mieux surveiller l’échelle, Nénette avait plongé du regard sous les jupes noires de grand-mère qui, mal réveillée ce matin, avait enfilé un pied dans une jambe du pantalon et l’autre dans la fente pour faire pipi si bien que la seconde jambe de tissu blanc pendait à côté, triste et inutile, comme une abandonnée.
Péché véniel
Dans la cour de mes grands-parents de Guiard aussi il y avait un grand figuier. Planté à l’angle du jardin et de l’écurie, il profitait à la fois de l’arrosage du premier et des infiltrations de purin du second. C’est dire s’il était beau. Dès le déclin de l’été, quand les figues finissaient de grossir, ma grand-mère surveillait l’arbre.
Ma grand-mère qui était la plus douce et la plus débonnaire des femmes n’avait qu’une impatience : la saison des figues ; qu’une exigence : leur perfection. Le matin où elle remarquait une première figue approchant de sa maturité, elle allait à la cuisine chercher son huilier, prenait une goutte d’huile sur le bout du petit doigt et en caressait délicatement le creux du derrière impudique de la figue. Le lendemain, revenue dès l’aube sous l’arbre, elle retrouvait le fruit élu, gonflé par l’afflux de sève, sur le point de fendre sa robe de jade tendre. Alors, doucement, les doigts à peine appuyés sur le ventre dodu, d’une légère torsion qui rompait la pédoncule sans trop la déchirer, elle détachait la figue, la pelait sans hâte, et mordait dans la chair remplie des saveurs du jour et de la fraîcheur de la nuit.
Après quoi, ayant repris l’huilier, elle oignait du bout du doigt une nouvelle élue pour le lendemain.
Guy Couvert
Telle qu’Allah vous la donne…
« Il y a, près du village, un endroit qui appartient à tous. Les figuiers, les treilles, les cactus y sont à la disposition de tous. Le village en prend soin, les bergers le respectent. C’est pour les pauvres. Un endroit où par pudeur, les riches et les moins riches ne mettent jamais les pieds. Il est là pour qui veut. Il n’y a vraiment que les nécessiteux qui veulent. Au village, personne n’est privé de figues. Quand se lève l’interdiction (1), nous sommes tous de la fête. Les maisons se vident avant l’aube ; les champs se renvoient l’écho des appels joyeux ; nous vivons un jour heureux, le premier jour de lekhrif (2) !
Puis, qu’on ne demande plus après nous ! nous sommes bien. Indiscutablement. Les figues fraîches et les raisins, nous savons les manger. Nous les mangeons par amitié pour nos figuiers et nos treilles. Et si les gens de la ville qui achètent nos fruits par kilos pouvaient comprendre, ils en seraient jaloux. Mais ils ne comprendront jamais. Il y a des joies qui ne s’achètent pas, des plaisirs insoupçonnés, des bonheurs simples et tranquilles dont il faut jouir en cachette. Ces joies, ces plaisirs, ces bonheurs nous seuls les connaissons lorsque nous allons le matin aux champs faire la cueillette dans la rosée.
A la table des restaurants, j’au vu des gens ouvrir la figue au couteau, la saupoudrer de sucre fin et la prendre du bout des lèvres par petits morceaux qui font pitié. N’est-ce pas un sacrilège ? Quelle triste fin pour une figue ! Non, c’est en une bouchée que cela se mange. Deux tout au plus, quand on est délicat. On la tient par le pédoncule, les yeux s’en régalent les premiers puis, sans façon, il faut arracher ce pédoncule, essuyer le lait qui suinte et se l’offrir tout entière, telle qu’Allah vous la donne. Car elle est parfaite comme un mets divin qui n’a pas besoin d’apprêts.
Lekhrif passe. Dans la bouche, nous gardons quelque temps le doux parfum de la dernière figue et aussi, comme un regret, les picotements de la dernière sève d’octobre. Les arbres allégés se relèvent sans enthousiasme, prennent une mine ravagée et frileuse. Les champs retrouvent le silence, les chemins perdent leur animation. On erre, désolé, au fond des ravines pour y découvrir quelque pauvre figue égarée sous les larges feuilles jaunes… Lekhrif est fini. »
Mouloud FERAOUN (3) (Revue Terrasses, n° 1, juin 1953)
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1 - toute cueillette, celle du raisin, celle des figues, celle des olives, ne peut commencer qu’après décision de la djemmaa et proclamation de la décision par le muezzin du haut du minaret. Du moins, il en était ainsi aux Azaïls, sur la Tafna, en 1952, pour les olives. Il en était de même en France jadis : il fallait attendre que soit proclamé « le ban » des foins, ou de la moisson, ou des vendanges pour avoir le droit de commencer la récolte. Il en était de même, je crois, à Turenne pour les vendanges.
2 - el khrif : l’automne, en arabe, mais ici, plus précisément, la courte saison du raisin et des figues.
3 - Instituteur et écrivain (1913-1962). Me permettez-vous de rappeler les circonstances de sa mort ? Il participait à Alger, le 15 mars 1962, à une réunion de cadres des « Centres sociaux éducatifs », organisme d’éducation de masse complémentaire de l’Education nationale. Max Marchand, inspecteur d’académie, responsable et animateur de cet organisme, présidait la séance. Surgit soudain un individu en uniforme qui, se donnant l’air officiel, sort un papier et appelle sept noms, « pour un contrôle », précise-t-il. Six des hommes appelés – il y a un absent – se lèvent. A peine sortis, ils sont alignés contre un mur et un fusil-mitrailleur les abat. Les tueurs appartiennent à l’O.A.S. les victimes sont Robert Aymard, Marcel Basset, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène, Max Marchand, Salah Ould Aoudia.
La Source Folle N° 28 – Automne 1996