Histoire générale de l'Algérie


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Général Bedeau

LE GENERAL BEDEAU
(1804 - 1863)

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Les généraux qui firent la conquête de l'Algérie furent la plupart non seulement d'habiles chefs de colonnes et de fermes administrateurs, mais aussi des colonisateurs. Leur gloire militaire a éclipsé leur mérite civil ; telle campagne qui ne leur a coûté que quelques jours de préparation, leur a valu plus de titres à la célébrité que telle étude longuement méditée dans le silence du cabinet.

Cependant de grandes figures ont émergé. Bugeaud et La Moricière ont su répandre leurs idées personnelles, ils ont même créé dans l'armée d'Afrique et dans le public de véritables courants d'opinion ; de nombreux volumes ont conservé la trace de leurs projets et de leurs actes, de consciencieux historiens ont traduit leur pensée, de laborieux biographes ont recueilli les détails de leur vie.
Il est un de leurs contemporains auquel la postérité n'a pas rendu toute la justice qui lui était due ; c'est Bedeau. Moins brillant que ses deux camarades peut-être, il a cependant beaucoup travaillé, beaucoup produit, et il a rendu à la colonie naissante des services considérables. Pendant ses dix années de séjour en Algérie, de 1837 à 1847, il a écrit des pages qui sont encore enfouies dans des cartons oubliés, mais qui plus tard seront sans doute mises au jour et enchâssées dans le livre d'or de la colonisation algérienne. La vie de ce général mérite d'être connue de ses petits neveux (1).
Marie-Alphonse Bedeau naquit le 19 août 1804 à Vertou, dans la Loire- Inférieure (2).

(1) Il n'existe à notre connaissance aucune brochure relative à Bedeau tandis que des volumes ont été consacrés à la plupart de ses contemporains en Afrique. Le catalogue de la Bibliothèque Nationale (Histoire de France, supplément, Ln 27. Biographies) ne mentionne même pas le nom de Bedeau, tandis que 23 numéros sont consacrés à La Moricière. Cette courte biographie a donc pour objet de combler une lacune ; elle n'est rédigée qu'avec l'aide de documents inédits provenant des Archives du Ministère de la guerre et de renseignements puisés à des sources contrôlées. Quand les références ne sont suivies d'aucune indication de dépôts d'archives, c'est que les pièces se trouvent au Ministère de la guerre,
(2) Le registre des actes de naissance porte Bedeau et non de Bedeau. Pendant les premières années de sa carrière militaire, le jeune officier signa A. de Bedeau ; il signa ensuite A. Bedeau.

Son père, Marie-Mathurin-Remi, qui signait de Bedeau, chevalier de St-Louis, avait été capitaine de vaisseau sous l'ancien régime ; il avait servi dans l'Inde sous les ordres du marquis de St-Félix et était revenu en France au moment où la Révolution bouleversait le pays ; il vit sombrer dans la tourmente la fortune qu'il possédait, et resta volontairement à l'écart pendant toute la période impériale, "sacrifiant son état à son opinion ", comme il l'écrivait plus tard. A la Restauration, il offrit ses services au Roi, mais il ne fut pas accepté et dut se contenter d'une pension de réforme de 1.200 francs. Sa femme, Marie-Michelle-Prudence de Chalumeau, propriétaire de la terre de Roberdière, ne possédait elle-même que de maigres revenus ; aussi l'ancien officier de marine, se voyant dans l'impossibilité de faire donner à ses deux fils une éducation convenable, écrivit-il en 1816 au Ministre de la Guerre pour lui demander leur admission dans une des écoles militaires préparatoires qui venaient d'être créées ; l'aîné des jeunes gens, Victor, était trop âgé pour être accepté, mais Alphonse, plus jeune de trois ans, et qui avait commencé ses études au petit séminaire de Nantes, fut admis à la Flèche en 1817 (1).
Alphonse Bedeau entra à l'école spéciale militaire le 28 octobre 1820, fut nommé sous-lieutenant le 1er octobre 1822 et sous-lieutenant-élève à l'école d'application d'état-major le 1er janvier 1823. Il eut la bonne fortune de trouver, dès les débuts de sa carrière, de puissants protecteurs. Le comte de Villèle, ministre des finances, avait été le camarade de son père dans la marine et l'un de ses bons amis ; aussi aida-t-il le fils à obtenir les congés et les affectations qu'il désira (2). Bedeau, nommé sous-lieutenant aide-major le 18 février 1825 au régiment de dragons du Rhône (devenu par la suite 8ème cuirassiers), passe en la même qualité au régiment de lanciers de la garde royale le 4 août 1826 et y fut promu lieutenant aide-major le 1er octobre 1826. Sa situation de fortune était si modeste qu'il hésitait à rester aux lanciers de la garde en raison du prix élevé de l'uniforme (3) ! De la cavalerie, il passa au 2e régiment d'artillerie à cheval, le 11 octobre 1828 ; puis il fut nommé, le 29 septembre 1829, lieutenant d'état-major détaché au 13e régiment d'infanterie de ligne ; enfin le 24 décembre 1829, il passa au 3e régiment d'infanterie légère.

(1) De Bedeau père au Ministre de la guerre, de Nantes, 24 juin 1816 ; et pièces diverses au dossier Bedeau.
(2) Villèle au Ministre de la guerre, lettres du 16 août 1824, 3 décembre 1824, 15 juillet 1826.
(3) Lettre de Bedeau du 15 janvier 1827.

Promu capitaine le 12 juillet 1831, et aide-de-camp du général Ferrier le 15, Bedeau fut mis en disponibilité le 1er août ; aide-de-camp du général baron Gérard à la date du 6 août, il prit part avec lui à la campagne de Belgique et se distingua au siège de la citadelle d'Anvers. En septembre 1832, Gérard étant mort à Beauvais, Bedeau rejoignit l'état-major de l'armée du Nord. Il demanda à être placé auprès du général Schramm comme officier d'ordonnance ; sa demande n'aboutit pas. Schramm écrivit au Ministre une lettre contenant le plus vif éloge du jeune capitaine :
"Je viens vous prier en grâce, disait-il, de m'accorder cet officier qui a toute ma confiance et dont le concours me serait si utile. Vous savez avec quelle ardeur je cherche à répondre à la confiance qu'on m'accorde et combien je tiens à remplir tous mes devoirs. Eh bien, Monsieur le Maréchal, je craindrais de ne pouvoir plus atteindre aussi facilement ce but, si vous ne mettiez à ma disposition des officiers sur l'intelligence desquels je puisse me fier entièrement (1)".
Huit jours après cette lettre, le 15 novembre 1833, Bedeau fut nommé aide-de-camp de Schramm. Il fut fait chevalier de la légion d'honneur, en raison de sa belle conduite au siège d'Anvers, le 16 janvier 1833. Le 29 mars suivant, il fut affecté à l'état-major de la 1ère division militaire, puis le 6 décembre 1834, détaché auprès de Schramm, devenu directeur du personnel et des opérations militaires au ministère de la guerre ; il fût titularisé dans cet emploi le 1er janvier 1835. Schramm avait pour son auxiliaire une estime chaque jour plus grande, et lui donnait en septembre 1825, les notes les plus élogieuses : " M. de Bedeau, écrivait-il, est un bon et joli officier, qui fait honneur au corps d'état-major et ce serait avec une vive satisfaction que je le verrais désigné pour le grade de chef d'escadron (2)."
L'occasion se présenta bientôt pour Bedeau de faire valoir ses qualités. Il avait été désigné le 9 novembre 1833 pour l'état-major de la 1ère division militaire commandée par le lieutenant-général Pajol, quand le gouvernement décida de réorganiser en France une nouvelle légion étrangère ; l'ancienne avait en effet été cédée au mois de juillet à la Reine d'Espagne pour combattre les Carlistes et soutenait au delà des Pyrénées la cause constitutionnelle contre l'absolutisme. Les nouveaux engagés devaient être groupés peu à peu en un bataillon qui serait le noyau du corps à former.
Au milieu de janvier 1836, le général Pajol et le maréchal comte Gérard écrivirent tous deux au Ministre pour lui demander de mettre

(1) Le lieutenant-général Schramm, commandant la division de réserve de l'Armée du Nord, au maréchal Ministre de la guerre, de Paris, 7 novembre 1832.
(2) Corps royal d'état-major, rapport particulier sur Bedeau, de Paris, 25 sept. 1835, par le lieutenant-général vicomte Schramm.

Bedeau à la tête de ce bataillon ; ils faisaient remarquer que ce brillant capitaine avait 18 ans de service, y compris 2 campagnes, qu'il s'était distingué au siège d'Anvers, qu'il était un des rares officiers ayant successivement servi dans les différentes armes, qu'il avait, suivant l'expression de Pajol "la double capacité d'homme de troupe et de cabinet ", ou, suivant l'expression du maréchal Bugeaud, " autant d'énergie que d'instruction ".
Le ministre hésita néanmoins, demandant si Bedeau avait tous les droits à cette faveur, et s'il n'existait pas de candidat plus méritant. Le général Schramm, toujours directeur du personnel, déclara alors qu'il ne connaissait pas d'officier plus propre au commandement du bataillon à former ; un rapport au ministre fut établi dans les termes les plus favorables, et Bedeau fut promu le 3 février 1836.
Il se rendit aussitôt à Pau, où devait être "organisé le 1er bataillon, et déploya la plus grande activité dans les fonctions compliquées et délicates qui lui étaient confiées. La nouvelle légion était destinée, en réalité, à constituer une réserve d'hommes pour la légion d'Espagne, car Louis-Philippe désirait soutenir de toutes ses forces la cause constitutionnelle. Une ordonnance du 1er août licencia du service français 6 compagnies qui étaient prêtes à passer au service espagnol. Mais Bedeau n'accepta pas de partir à leur tête pour ne pas quitter le drapeau de son pays et fut appelé à Paris pour affaire de service par une lettre du 2 août (1).
La révolution de la Granja, qui survint au milieu d'août, modifia, dans un sens trop libéral au gré du gouvernement français, la constitution espagnole, et empêcha Louis-Philippe de persévérer dans son projet d'intervention (2). Déjà le bataillon des légionnaires, fort d'environ 400 hommes, avait franchi les Pyrénées le 16 août avec le colonel Conrad, pour rejoindre l'ancienne légion. Le ministre décida du moins de dissoudre immédiatement les corps auxiliaires autres que la légion, qui avaient été formés à Pau et à Tarbes pour secourir la reine Isabelle ; il chargea Bedeau de porter ses instructions au lieutenant-général Harispe à Bayonne (3). Bedeau s'acquitta de cette mission et revint à Paris ; puis, comme la nouvelle légion n'était plus destinée à fournir des troupes à l'Espagne, il reçut le 20 octobre l'ordre d'aller reprendre le commandement de son bataillon à Pau (1) et il arriva dans cette ville le 23 (2).

(1) Note du 2 août 1836, de Paris, et annotation du 16 septembre 1836.
(2) On trouvera des détails précis, sur toute cette organisation dans un ouvrage édité chez Lavauzelle et intitulé : La légion étrangère en Espagne (1835-1839), par Paul Azan.
(3) Harispe au Ministre, de Bayonne, 25 septembre 1836.


Le bataillon de la légion partit pour l'Afrique. Peu à peu, le nombre des engagés s'accrut, et au commencement d'août 1837, la formation d'un second bataillon fut décidée. A cette nouvelle le comte de Damrémont, gouverneur général de l'Algérie, écrivit au Ministre : "Je saisis cette occasion, lui disait-il, pour recommander à toute votre bienveillance M. le chef de bataillon de Bedeau et vous faire connaître les services remarquables et nombreux rendus par cet officier supérieur, depuis 18 mois qu'il organise et commande le premier bataillon de cette légion. Le travail dont il a été chargé a été excessif ; il y a constamment suffi par une capacité qui n'est pas ordinaire, et par un talent distingué pour conduire les hommes, en tirer un grand parti et mettre à profit toutes les circonstances (3) " ; en terminant Damrémont demandait pour son subordonné le grade de lieutenant-colonel de la légion.
L'expédition de Constantine vint d'ailleurs donner à Bedeau des titres plus sérieux à l'avancement ; cet officier se fit remarquer en effet d'une façon particulière durant le siège et fut cité dans le rapport du général commandant le corps expéditionnaire (4) ; le 11 novembre, il fut nommé lieutenant-colonel de la légion.
En 1839, il se distingua a nouveau dans les affaires de Djidjelli et de Bougie et fut cité le 10 juillet dans l'ordre général de l'Armée d'Afrique (5) . Présenté pour l'avancement par le maréchal Valée et chaudement recommandé au Ministre par le maréchal Gérard (6), il fut nommé colonel du 17e léger le 4 décembre 1839 . Le 31 du même mois, il entraînait avec vigueur les troupes sous ses ordres dans un engagement contre Abd-el-Kader, et était une fois de plus cité à l'ordre de l'armée (7) . Aussi fut-il nommé officier de la légion d'honneur le 21 juin 1840.
Dans le cours de la campagne d'automne de 1840, il s'attira les éloges du général Duvivier qui commandait la 1ère brigade, et fut cité à deux reprises dans les rapports du maréchal Valée (8) .

(1) Note ministérielle du 20 octobre 1836.
(2) Harispe au Ministre, de Bayonne, 4 novembre 1836.
(3) Damrémont au Ministre, de Bône, 6 août 1837.
(4) Rapport du général commandant le corps expéditionnaire, du 26 octobre 1837.
(5) Ordre général de l'Armée d'Afrique, d'Alger, 10 juillet 1839.
(6) Le maréchal comte Gérard au ministre de la guerre, de Paris, 27 septembre 1839.
(7) Ordre de l'Armée, daté d'Alger, 6 janvier 1840.
(8) Rapport du maréchal Valée des 12 et 24 novembre 1840. - Un détail montre à quel point Bedeau était estimé : son nom ayant été omis par erreur dans le rapport du 24 novembre expédié à Paris, le maréchal Valée écrivit au ministre : " Cette omission me peine vivement, et je vous prie instamment de la faire réparer. L'éloge que M. le général Duvivier fait de M. le colonel Bedeau, dans le rapport que j'ai adressé avec le mien à V. E., prouve suffisamment que le nom de cet officier supérieur doit être cité, en première ligne parmi ceux des militaires qui se sont particulièrement distingués et je puis dire qu'à cet égard, l'opinion de l'armée est unanime ". Valée au Ministre, d'Alger, 21 décembre 1840.

Bugeaud, nommé gouverneur général de l'Algérie, eut à son tour l'occasion d'apprécier Bedeau en 1841: lors du ravitaillement de Médéa, l'arrière-garde de Duvivier ayant été brusquement attaquée, au débouché des montagnes, Bedeau qui s'y trouvait lit preuve du plus grand sang-froid, et sut repousser l'ennemi en lui infligeant des pertes sérieuses ; cité dans le rapport du gouverneur (1), il fut proposé par lui pour le grade de maréchal de camp. Agé seulement de 36 ans, il était colonel, officier de la légion d'honneur, et n'avait pas les 18 mois de grade exigés en campagne par la loi de 1832 pour passer au grade supérieur ; aussi un rapport au ministre conclut-il à l'ajournement ce cette proposition (2). Une nouvelle expédition ayant eu lieu, du 23 avril au 11 mai, pour le ravitaillement de Médéa et de Miliana, Bedeau s'y fit encore remarquer ; Bugeaud renouvela sa proposition en ajoutant : "Je demande instamment que cette nomination soit immédiate " ; le ministre, malgré un second rapport défavorable de ses bureaux (3), fit signer au Roi la promotion de Bedeau le 27 mai 1841 (4).
Dès ce moment, la vie de Bedeau fut étroitement liée à l'histoire même de l'Algérie ; le jeune général joua, pendant plus de six ans, un des rôles les plus importants dans la conquête et la colonisation du pays. Sa réputation commençait d'ailleurs à s'étendre en France : il se vit offrir par les habitants de Guérande, ses compatriotes, une épée d'honneur, qu'il fut autorisé à accepter par une ordonnance royale du 14 juin 1841 (5).
Au mois de novembre suivant, le Gouverneur général, ayant formé à Mostaganem une division mobile, en donna le commandement au nouveau maréchal de camp (6). Les attributions de Bedeau étaient assez vastes ; non seulement il était placé à la tête de la 1ère brigade de la division d'Oran,mais il était investi en même temps du commandement supérieur de toutes les places et camp occupés

(1) Rapport du gouverneur général de l'Algérie au ministre, du 12 avril 1841.
(2) Rapport d'un chef de bureau au ministre, avril 1841.
(3) Supplément du 26 mai 1841 au rapport précédent.
(4) Note du ministre du 26 mai 1841 agréant la proposition ; et états de services.
(5) Le duc de Dalmatie à Bugeaud, de Paris, 22 juin 1841 ; et note pour le bureau des états-majors du 25 juin.
(6) Ordre général du 15 novembre 1841, Alger.

d'une manière permanente sur la zone maritime de la province, et de tous les corps, portions de corps ou détachements qui en formaient la garnison " ; les commandants supérieurs, commandants de place, chefs de corps, chefs d'armes, de services ou de détachements devaient lui adresser, en l'absence du général commandant la division, tous les rapports, situations et demandes qu'ils adressaient ou soumettaient à ce dernier lorsqu'il était présent (1).
En janvier 1842, Bedeau ayant appris par une lettre pressante de La Moricière que Mascara manquait de vivres, partit de Mostaganem avec 100.000 rations ; non seulement il réussit à ravitailler la place, mais il reçut de plus la soumission des tribus environnantes ; le mauvais temps persistant l'obligea à rentrer à Mostaganem (2), mais il en sortit de nouveau le 6 février et put razzier le lendemain les Mekahalia révoltés (3).
Pendant ce temps, le Gouverneur général avait marché contre Abd el Kader qui inquiétait nos tribus de l'ouest, et, après avoir occupé Tlemcen le 1er février, il avait repoussé l'Émir au delà de la frontière (4). Ce fut Bedeau qui fut chargé du commandement de Tlemcen, important en raison du voisinage du Maroc. Il quitta Mostaganem le 11 février avec le 8e bataillon de chasseurs pour se rendre à son poste, laissant sa succession au général d'Arbouville, et il reçut de Bugeaud des instructions détaillées (5).
A peine installé à Tlemcen, Bedeau eut à combattre l'Émir, qui avait établi son camp dans les montagnes des Trara et de Nédroma. Le 6 mars, il marcha contre lui avec 2 500 hommes, 3 pièces de montagne, 500 cavaliers Douairs et des goums nombreux ; il se porta d'abord à Nédroma, puis, ayant appris que les habitants du Kef et les Beni-Snous avaient favorisé la marche d'Abd el Kader, il alla les châtier ; le 11 mars, il enleva le village du Kef et tua plus de 45 de ses défenseurs, le 12 il razzia les Beni-Snous, et il rentra le 14 à Tlemcen ramenant plusieurs centaines de prisonniers (6). Bugeaud envoya à Bedeau de vives félicitations (7).

(1) Ordre de la division d'Oran, daté de Mostaganem, 20 novembre 1841.
(2) Journal des marches et opérations de la colonne de Mostaganem, du 1er au 31 janvier 1842.
(3) Journal des marches et opérations de la colonne de Mostaganem, du 1er au 28 février 1842.
(4) Bugeaud à Soult, d'El-Bridj, 4 février 1842, et de Tlemcen, 6 février 1842.
(5) Instructions du Gouverneur général au général Bedeau, commandant la colonne de Tlemcen.
(6) Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 14 mars 1842.
(7) "Je vous prie de témoigner ma vive satisfaction à vos bonnes troupes, au général Mustapha et à ses Douairs. Quant au commandant supérieur, il connaît mes sentiments pour lui, je me borne à lui dire qu'il justifie bien ma confiance, et que je suis convaincu qu'il la justifiera de plus en plus. " - Bugeaud à Bedeau, d'Alger, 22 mars 1842.


Peu de jours après, le 22 mars, Bedeau qui était en marche vers El-Bridj apprit qu'Abd el Kader se trouvait vers Hennaya et Safsaf avec 1.300 chevaux et 3.000 fantassins ; il se dirigea de ce côté, et, après avoir chargé un groupe de 600 à 700 Beni-Snassen auquel il tua 70 hommes et fit 15 prisonniers, il poursuivit Abd el Kader dans la vallée de la Sikka ; n'ayant pas de cavalerie, il laissa 3 bataillons à la garde de son convoi, et courut sus à l'Émir avec les trois autres allégés de leurs sacs ; il infligea des pertes sensibles aux troupes ennemies, qui purent néanmoins se retirer à la faveur de la nuit (1). Bugeaud eut à nouveau l'occasion de faire l'éloge de son subordonné au ministre (2), qui lui répondit : " Ce combat fait le plus grand honneur au général Bedeau et je vous prie de lui témoigner toute la satisfaction que le Roi en a éprouvée. Quant à la mienne, elle lui est acquise depuis longtemps, et il la justifie entièrement par ses brillantes opérations (3) ". Au mois d'avril, Abd el Kader ayant établi son camp chez les Trara, sur la rive gauche de la Tafna, avec l'appui du puissant chérif Sidi Hamza, Bedeau marcha de nouveau contre lui et le 9, il campa sur la Tafna ; mais il ne put passer la rivière à cause de la hauteur des eaux et des pluies continuelles, si bien que le 11 il reprit la route d'Hennaya. Dès que son mouvement rétrograde fut commencé, la cavalerie de l'Emir passa la Tafna et l'attaqua ; les Beni-Amer, nos alliés, soutenus par 80 chasseurs d'Afrique, chargèrent l'ennemi et le repoussèrent jusqu'à la rivière en lui infligeant des pertes sensibles ; Sidi Hamza fut blessé et pris (4). Bugeaud, en écrivant peu après au ministre, put dire de Bedeau qu'il joignait " à un jugement supérieur une grande solidité au combat (5) ".
Abd el Kader continua cependant, malgré ses échecs, à inquiéter les tribus soumises à notre influence et bloqua même Nédroma. Bedeau alla le 29 avril occuper le col de Bab-Taza : il exécuta à la tête de ses cavaliers un mouvement enveloppant si bien conduit, qu'il tua aux Kabyles 200 hommes et leur fit 70 prisonniers (6). Il compléta ce nouveau succès en organisant la défense de la ligne de Nédroma avec les fractions alliées de la tribu des Traya, et en obtenant au milieu de mai la soumission des Beni-Khaled et des

(1) Bedeau à Bugeaud, du bivouac d'Hennaya, 23 mars 1842.
(2) Bugeaud au Ministre, d'Alger, 27 mars 1842.
(3) Le Ministre à Bugeaud, de Paris, 9 avril 1842.
(4) Bedeau a Bugeaud, de Tlemcen, 14 avril 1842 ; et supplément à l'ordre général de l'Armée d'Afrique du 19 avril, Alger, 21 avril 1842.
(5) Bugeaud au Ministre, d'Alger, 20 avril 1842.
(6) Bedeau à Bugeaud, du bivouac de Matila, 30 avril 1842.

Oulhassa ; comme l'empereur du Maroc, Mouley Abd er Rahman, avait d'autre part donné des instructions au caïd d'Oudjda pour empêcher toute intervention en faveur de l'Émir, ce dernier prit le parti de se rendre dans le Sud, où il avait encore de nombreux partisans (1).
La tranquillité régna dans la région pendant les mois suivants. Bedeau eut une entrevue avec le caïd d'Oudjda pour régler les petits incidents de la frontière, puis il s'occupa d'imprimer une bonne direction aux chefs de la région ralliés à la cause française (2). Il eut vite acquis auprès des Arabes une popularité méritée et le bach-agha des Béni-Amer, Zin ben Aouda, exprimait les sentiments de ses compatriotes en termes éloquents, dans une lettre adressée à Bugeaud : " Dans tout le pays de France et dans tout notre pays, disait-il, personne ne peut être comparé au général Bedeau. Cet homme excelle par sa raison, sa sagesse et sa sagacité dans toutes les circonstances ; il sait se rendre agréable à tout le monde. Tout le monde est attiré vers lui et tous sont revenus à lui à cause de son amitié sincère et de sa générosité sans égale. Voilà un homme qui travaille dans vos intérêts et dans les nôtres (3). "
Bugeaud constatait chaque jour les excellents résultats obtenus dans l'ouest : "Je suis on ne peut plus satisfait du général Bedeau, écrivait-il le 23 juin 1842 au ministre ; il serait à souhaiter que nous eussions en Afrique beaucoup d'hommes de cette trempe, et qu'ils voulussent consacrer dix ans de leur vie à l'oeuvre que nous poursuivons (4) ". Aussi proposa-t-il son lieutenant, au commencement du mois d'août, pour la croix de commandeur. " Vous savez, disait-il au ministre, les services qu'il a rendus dans la province d'Oran, les beaux combats qu'il a livrés, la sagesse et la résolution qu'il a montrées en toute occasion. Je le regarde comme l'une des grandes espérances de l'armée. On trouve peu de têtes aussi bien organisées (5)". Le ministre nomma Bedeau commandeur le 30 août.
Bedeau employa la fin de l'année 1842 à pacifier la région ; il fit construire des ponts sur la route d'Oran à Tlemcen, au rio Salado et à l'Isser; il exerça une habile surveillance sur les chefs indigènes incapables, maladroits ou incertains ; il déjoua un complot tramé chez les Beni- Amer, en arrêtant le principal coupable ; puis il visita tout l'aghalik de la montagne, parcourant successivement le pays

(1) Bugeaud à Soult, d'Oran, 28 avril 1842 ; et Bedeau a Soult, de Tlemcen, 20 mai 1842.
(2) Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 12 juin 1842 ; Bugeaud à Soult, d'Alger, 23 juin 1842 ; Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 13 juillet 1842.
(3) Zin Ben Aouda à Bugeaud.
(4) Bugeaud au Ministre, d'Alger, 23 juin 1842.
(5) Bugeaud au Ministre, 5 août 1842.

des Beni-Ouriach, des Beni-Ournid, le bassin de Sebdou et le territoire des Beni-Snous ; enfin il se rendit à la fin d'octobre chez les Oulhassa et sut, grâce à une attitude énergique unie à un grand esprit de conciliation, calmer l'agitation propagée par les partisans d'Abd-el-Kader (1).
Tandis que l'Émir agitait, dans les premiers mois de 1843, les deux rives du Chéliff central, et tenait en action les troupes d'Alger, de Mostaganem et de Mascara, la région de Tlemcen restait calme. Un incident imprévu faillit cependant troubler l'ordre : le 30 mars, Bedeau parcourait avec une petite colonne le territoire des Beni-bou-Saïd, non loin de la frontière du Maroc, quand il fut attaqué par des cavaliers réguliers du caïd d'Oudjda, accompagnés de cavaliers des Angads et de partisans de Bou-Hamidi, khalifa d'Abd- el-Kader. Déjà les troupes françaises ripostaient, quand Bedeau lit cesser le feu, convoqua un des chefs marocains, et lui adressa des reproches. A peine avait il repris sa marche que les mokhazenis marocains s'avancèrent à vingt-cinq pas de son arrière-garde, ouvrirent le feu sur elle et blessèrent grièvement deux soldats : Bedeau riposta, mais ne poursuivit pas les auteurs de cette déloyale agression. Plein de modération, il écrivit au caïd d'Oudjda, il eut avec lui une entrevue, il lui fit reconnaître les torts de ses administrés et régla pour le mieux avec lui les questions de la frontière. Bugeaud, un moment alarmé, fut satisfait de cet heureux dénouement, qui évitait toute complication dans l'Ouest et lui permettait d'agir plus sûrement dans le Dahra et sur la rive gauche du Cbéliff (2).
Dans l'ensemble des opérations du printemps, Bedeau reçut comme mission celle d'entrer dans le pays des Djafra, encore dévoués à l'Émir, Tandis que le duc d'Aumale se lançait à la poursuite de la smala et la prenait le 16 mai à Taguin, Bedeau se rendait chez les Djafra ; le goum de Sid Zeitouni, khalifa d'Abd-el-Kader, suivit sa colonne pour la harceler ; un premier engagement sans grande importance eut lieu le 11 mai, mais le 13 Bedeau surprit complètement l'escorte même de Sidi Zeitouni, qui fut pris par le chef douair Ben Daoud (3) ; les Djafra acceptèrent alors les conditions imposées par Bedeau. Les Ouled Daoud, qui ne voulurent pas se

(1) Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, lettres des 31 août, 25 septembre, 9 octobre, 27 octobre, 3 novembre 1842.
(2) Bedeau à Bugeaud et Bedeau au caïd d'Oudjda, du bivouac du Kef, 30 mars 1843; Bedeau à Bugeaud, du bivouac d'El-Bridj, 2 avril 1843 (lettres du caïd d'Oudjda à Bedeau et de Bedeau au caïd incluses) ; Bugeaud à Bedeau, d'Alger, 4 avril 1843 ; Bedeau à Soult, d'Alger, 5 avril 1843 ; Bedeau à Bugeaud, du bivouac d'Hammam-Chiqr, 5 avril 1843 (lettre du caïd d'Oudjda incluse) ; Bugeaud à Bedeau, d'Alger, 10 avril 1843; Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 12 avril 1843.
(3) Bugeaud à Soult, de Ténès, 22 mai 1843.

soumettre, furent punis dans une seconde expédition ; atteints par Bedeau le 1er juillet, ils laissèrent entre ses mains de nombreux prisonniers et des troupeaux considérables.
Le général fut moins heureux contre le camp de l'Émir, qu'il ne put parvenir à surprendre (1).
Au mois de décembre, les tribus du Sud-Ouest ayant de nouveau cédé aux mauvais conseils d'Abd-el-Kader, Bedeau se rendit dans leur pays, leur infligea des amendes et détruisit les villages de celles qui résistaient ; il poussa jusqu'à une journée au Sud de Sebdou, puis revint à Tlemcen (2). Quelques jours plus tard l'Émir, ayant voulu forcer à l'émigration les Beni-Hediel, situés entre Tlemcen et Sebdou, fut reçu à coups de fusil, et dut se retirer après avoir perdu quelques hommes (3). Bedeau, tranquille dès lors sur la situation des territoires du Sud, se porta le 23 décembre au Nord contre les Oulhassa, et grâce à l'appui d'une petite colonne partie d'Aïn-Temouchent sous les ordres du colonel Gachot, il infligea aux fractions insurgées un châtiment exemplaire, brûlant leurs villages et ramenant à Tlemcen les femmes et les enfants (4).
La situation générale de l'Algérie était fort bonne au début de 1844 ; seule la subdivision de Tlemcen avait à se préoccuper du voisinage d'Abd el-Kader, établi chez les Beni-bou-Saïd, à quelques kilomètres au Sud d'Oudjda. Bedeau n'était encore couvert par aucun poste permanent ; aussi demanda-t-il à Bugeaud l'occupation du fort de Sebdou au Sud, et la construction d'un poste dans la plaine des Angads ; en attendant la décision du gouverneur, il assigna aux tribus soumises des campements qui resserraient son cercle de surveillance et de protection autour de la ville, entretint un détachement de 600 hommes dans la vallée de l'oued Chouly et une colonne mobile dans l'Ouest (5). Bugeaud autorisa l'ouverture d'une route de Tlemcen à Sebdou et la création d'un poste en ce point, mais il remit à plus tard la création d'un camp retranché dans la plaine des Angads (6).
Abd el Kader, réfugié au Maroc, faisait circuler des nouvelles destinées à réchauffer le zèle de ses partisans ; malgré les représentations du gouvernement français au sultan, il tirait ses approvisionnements d'Oudjda et excitait à la révolte les tribus fidèles ; le Maroc était impuissant à faire respecter la neutralité de la frontière (1). Aux propositions de reddition que l'Émir recevait par

(1) Bedeau a Bugeaud, du bivouac de Sidi Ali ben Youb, 7 juillet 1843, et du bivouac de Melreir, 20 juillet 1843.
(2) Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 20 décembre 1843.
(3) Bedeau a Bugeaud, 27 décembre 1843.
(4) lbid.
(5) Bedeau à Bugeaud, de Tlemcen, 3 janvier 1844.
(6) Bugeaud a La Moricière, d'Alger, 8 janvier 1844.

l'intermédiaire de Léon Roches, il répondait fièrement : " Que les Français ne méprisent pas ma faiblesse ; le sage a dit : Le moucheron remplit de sang et enlève la clarté à l'oeil du lion superbe " (2)
La Moricière avait insisté auprès de Bugeaud pour la création d'un poste à Lalla-Maghrnia (3) et avait obtenu gain de cause. Bedeau écrivit au caïd marocain d'Oudjda pour l'assurer de ses intentions pacifiques (4) et se rendit à Maghrnia ainsi que La Moricière à la fin d'avril ; les travaux furent aussitôt commencés, et dès le 3 mai, le poste était entouré d'un fossé de 4 mètres de largeur sur 2 de profondeur.
Malgré les assurances pacifiques du caïd d'Oudjda, divers contingents réguliers marocains se réunissaient dans cette ville, la guerre sainte était prêchée dans les tribus marocaines, et des émissaires étaient envoyées aux tribus algériennes (5).
La Moricière réuni à Bedeau se prépara à recevoir l'attaque qui paraissait prochaine ; le 22 mai, le chef marocain El Guennaouï lui envoya d'Oudjda une lettre laconique et impérieuse lui demandant d'évacuer Lalla-Maghrnia ; La Moricière répondit le même jour qu'il avait ordre de rester, et cela dans le but même de faire régner la sécurité dans le pays (6).
Le 30 mai, La Moricière et Bedeau, qui avaient établi leur camp à Sidi-Aziz, un peu au N.-O. de Maghrnia, y furent attaqués par une colonne marocaine venue d'Oudjda et commandée par un personnage allié à la famille du sultan. Les Marocains furent vigoureusement repoussés et éprouvèrent des pertes sensibles (7) ; mais les chefs d'Oudjda ne donnèrent aucune explication sur ce grave événement. C'était la preuve que le Maroc voulait la guerre ; néanmoins, La Moricière, fidèle aux instructions reçues, s'appliqua à respecter la frontière, au risque d'être soupçonné de faiblesse par les indigènes, et attendit Bugeaud avec impatience (8). Le maréchal arriva le 12 juin avec des renforts; pour amener une solution dont l'urgence se faisait sentir, il proposa aussitôt à El

(1) Bugeaud à Soult, d'Alger, 19 janvier 1844.
(2) Abd el Kader a Léon Roches, fin de février 1844.
(3) La Moricière à Bugeaud, d'Oran, 27 janvier 1844.
(4) Bedeau au caïd d'Oudjda, 14 avril 1844.
(5) La Moricière à Bugeaud, de Lalla-Maghrnia, 10 mai 1844 ; de Nion, consul à Tanger, à Guizot, ministre des aff. étr., de Tanger, 13 mai 1844 ; Guizot à Soult, de;Paris, 31 mai 1844.
(6) La Moricière à Bugeaud, du camp de Lalla-Maghrnia, 30 mai 1844.
(7) Bugeaud à Soult, du bivouac sur l'oued Isser, 10 juin 1844.
(8) La Moricière à Bugeaud, du bivouac de l'oued Mouïla, 9 juin.

Guennaouï une entrevue avec le général Bedeau (1).
Bedeau reçut des instructions détaillées de Bugeaud (2), et se rendit le 15 à l'entrevue ; chacun des deux délégués était suivi à quelque distance en arrière de troupes d'appui ; celles des Français étaient commandées par La Moricière. Les incidents de cette entrevue sont restés fameux ; pendant que la convention était discutée, les Marocains tirèrent sur nos troupes, malgré tous les efforts d'El Guennaouï et de ses lieutenants, et ils entourèrent même l'arbre sous lequel Bedeau discutait ; l'extrême modération de nos bataillons qui ne ripostèrent pas, et la ferme contenance de Bedeau, empêchèrent l'effusion du sang ; mais Guennaouï ayant prétendu imposer la Tafna comme limite à l'Algérie, la conférence fut rompue : " C'est la guerre ", répondit même Guennaouï à une dernière demande de Bedeau (3). Dès que Bedeau eut rejoint La Moricière et commencé avec lui la marche vers le camp, les cavaliers Angads les attaquèrent. Bugeaud prévenu arriva bientôt avec des renforts ; il infligea aux Marocains une sanglante leçon (4) ; puis, après avoir attendu en vain une réponse satisfaisante de Guennaouï, il se décida à entrer à Oudjda le 19 juin (5).
Bedeau fut ensuite détaché à Sebdou pour protéger le Sud contre les entreprises d'Abd-el-Kader ; mais il fut rappelé le 10 août vers l'Ouest quand le maréchal eût compris que la guerre était inévitable ; le 12 il rejoignit Bugeaud et le 14 il constitua, avec la 1ère brigade, la colonne de droite à la bataille de l'Isly ; il commandait deux bataillons de 13e léger et deux du 15e léger, un bataillon de zouaves le 9e bataillon de chasseurs. Ses troupes repoussèrent avec la plus grande vigueur la cavalerie ennemie et reçurent leur part d'éloges à la suite de cette belle victoire (6).
Bedeau fut nommé lieutenant-général le 16 septembre 1844, maintenu à l'Armée d'Afrique, puis nommé commandant de la province de Constantine le 8 octobre. Il se trouva de la sorte à la tète d'une région plus tranquille, plus pacifique dans son ensemble que celles qu'il avait habitées jusque-là et sut admirablement le comprendre. Dès son arrivée à Constantine, il s'occupa des travaux de routes, de l'état sanitaire des postes, de la propreté de la ville, de la sécurité des Arabes alliés, des convois, etc. Il s'éleva contre les


(l) Bugeaud à Soult, de Lalla-Maghrnia, 12 juin 1844 ; Bugeaud à Si Ali El Guennaouï, 12 juin 1844.
(2) Bugeaud à Bedeau, de l'oued Mouïla, 14 juin 1844.
(3) Bedeau à Bugeaud, du bivouac de l'oued Mouïla, 15 juin 1844.
(4) Bugeaud à Soult, de Lalla-Maghrnia, 16 juin 1844.
(5) Bugeaud à Soult, d'Oudjda, 19 juin 1844.
(6) Bugeaud à Soult, du bivouac de Coudiat Abd er-Rahman, 17 août 1844 ; et Journal des opérations du corps expéditionnaire de l'Ouest.

réquisitions imposées aux indigènes, et, s'appuyant sur le fait que le commerce trouvait sans peine les transports qui lui étaient nécessaires, il proposa des marchés à l'amiable avec les caïds, afin de "remplacer la contrainte par la liberté". Il travailla aussi, dès ce moment, à la rédaction d' "un rapport spécial relatif à la constitution, à la reconnaissance et à la protection de la propriété indigène dans la province", affirmant que "le Domaine s'était laissé aveugler par des considérations fiscales fort dangereuses pour l'avenir du pays (1) ".
Il devint surtout un administrateur et un pacificateur et progressa avec habileté dans l'Aurès et le Ziban ; il songeait néanmoins à compléter la conquête du pays, et donnait à Bugeaud ou au ministre, dans les premiers mois de 1845, des renseignements sur l'état de la province au sujet de l'expédition projetée en Kabylie (2). Il fut nommé, le 23 mai 1845, inspecteur général du 23e arrondissement d'infanterie, fonctions qu'il conserva en 1846 et 1847 (3). Il se trouvait en congé à Paris au mois d'octobre 1845, quand la nouvelle du désastre de Sidi-Brahim le fit rappeler d'urgence à Constantine (4) ; Bugeaud lui confia le commandement de la colonne de Médéa destinée à assurer le calme dans la province d'Alger (5).
Au mois de décembre, Bedeau opéra contre l'Émir sur l'Isser, pacifia le Hamza et soumit les tribus en manoeuvrant avec les colonnes d'Arbouville, Marey et Camou. En janvier 1846, il se disposait à marcher avec le général Marey sur le djebel Sahari, lorsqu'Abd-el- Kader vint le forcer à opérer contre lui. La colonne qu'il commandait s'étant réunie à celle de Bugeaud, il fut replacé au commandement de la division de Médéa, puis peu après à celui de la province de Constantine (6).
C'est pendant la fin de cette année 1846 que Bedeau s'occupa le plus activement des grandes questions de colonisation. Il envoya au gouverneur général divers rapports sur la constitution spéciale de la province de Constantine et sur l'ensemble des procédés d'administration à y adopter ; puis il établit un résumé général de ses travaux sous le titre : "Projet de colonisation pour la province de Constantine (7) ".

(1) Bedeau à Bugeaud, de Constantine, 26 octobre 1844.
(2) Bedeau au Ministre, 26 janvier 1845.
(3) États de services.
(4) Paul Azan, Sidi-Brahim, p. 518.
(5) Paul Azan, Sidi-Brahim, p. 574.
(6) Lettres diverses dans les cartons de correspondance, aux archives de la Guerre.
(7) Ce dernier rapport, daté de Constantine, 10 décembre 1846, est le seul qui ait été imprimé. Il figure dans l'ouvrage Projets de colonisation pour les provinces d'Oran et de Constantine présentés par MM. les Lieutenants-généraux de La Moricière et Bedeau, Paris. Imprimerie royale, 1847, pages 189-235.

Ce projet était, on peut le dire, le fruit de dix années d'étude et d'expérience. il comprenait le détail des travaux à exécuter en 1847. Les principaux étaient : l'étude des bassins du Rummel et de Bou-Merzoug, à l'effet de l'usage de leurs eaux pour les cultures ; la tracé et la construction des routes entre Constantine et Sétif, entre Constantine et Batna ; l'achèvement de la route de Bône à Guelma ; l'exécution de travaux de canalisation destinés à assainir la rive gauche de la Seybouse, la vallée des Karésas, et la plaine du lac Fetzara ; l'établissement d'une route carrossable entre Bône et le point nommé Aïn-Mokra, situé à l'extrémité nord-ouest du lac Fetzara.
Bedeau concluait d'autre part à la création de villages ; dans la banlieue de Constantine, à l'oued Atmenia sur le Rummel ; sur la route de Constantine à Batna, à Aïn-el-Haddada, entrée de la plaine des Smouls ; dans la vallée du Bou-Merzoug entre Aïn-el-Haddada et Constantine ; à Ouldjit-el-Cadi, 12 kilomètres de Constantine, sur le Bas-Rummel ; à mi-distance entre Guelma et Bône, sur le territoire des Ouled-bou-Aziz, au confluent de l'oued Moya avec l'Oued-bou-Enfra ; au point nommé Aïn-Mokra, nord-ouest du lac Fetzara ; dans la vallée du Fendek. Tous ces projets étaient discutés en détail (1) et le devis des dépenses était établi article par article (2).
C'est non seulement par le souci de la précision matérielle que les rapports de Bedeau se faisaient remarquer, mais aussi par la haute portée des idées générales qui y étaient exposées. Il cherchait les moyens d'installer des colons en Algérie et disait à ce sujet : " Nous ne serons réellement maîtres du pays qu'après y avoir introduit une population européenne nombreuse, active, industrielle (sic), susceptible de rendre définitivement français le sol conquis par le courage et les fatigues de l'armée (3). "
La première condition pour décider une émigration européenne était à son avis d'établir la sécurité ; mais Bedeau ne pensait pas qu'il fût nécessaire pour cela d'imposer au peuple arabe une domination violente : Je ne crois pas, écrivait-il, à l'imperméabilité du peuple arabe, à sa haine pour nos arts et notre bien-être social, parce que je trouve dans son histoire même, dans les traces si nombreuses de ses arts importés et appliqués en Europe, la cause de ma conviction : parce que, s'il s'est montré différent dans certaines parties

(1) Projets de colonisation, p. 215-227.
(2) Ibid., p. 231-235.
(3) Projets de colonisation, p. 194.

de l'Afrique, c'est qu'il a toujours vécu au milieu des révolutions, dans l'état de violence et d'anarchie, et quand il était dominé, dans l'état d'exploitation, qui tous sont incompatibles avec la fixité et le développement de l'intérêt social. Je ne crois pas qu'il soit insensible aux influences qui, partout et toujours, ont pénétré l'homme (1). "
Mais pour bien gouverner l'indigène, un administrateur devait selon Bedeau, tenir compte de tous les détails qui facilitent les relations réciproques ; il devait ménager les usages, les moeurs, la religion, l'amour-propre, et, " tout en exerçant le commandement, modérer, dans les actions du détail, le froissement primitif que la puissance étrangère apporte avec elle partout où elle s'établit (2) ". En usant ainsi de tact et de modération, en procurant par notre voisinage un bien être matériel progressif aux indigènes, nous pouvions arriver à en faire des associés et non des ennemis (3).
Ses principes sur la construction de routes jalonnées par des centres bien choisis, sur les zones de colonisation ayant leur base à la mer et leur saillant à l'intérieur, sur l'irrigation et la culture des grandes vallées, sur l'affichage des concessions dans les préfectures et sous-préfectures de France, sur le lotissement de ces concessions, sur la création de la propriété indigène, étaient si judicieux, qu'ils ont tous depuis lors passé dans le domaine de la pratique et paraissent aujourd'hui simples et naturels.
Tout serait à reproduire dans ce rapport, qui fut comme la pierre de base de la colonisation dans la province de Constantine : " Je crois à la possibilité de l'association des intérêts européens et indigènes, disait Bedeau dans ses conclusions : le premier prospérant par la supériorité de son industrie ; le second bénéficiant par le prix de revient économique de ses productions perfectionnées (4) ".
Quoique adonne à ces études spéculatives, Bedeau jouait encore à l'occasion un rôle actif dans la conquête. En mai 1847, le gouverneur général Bugeaud le fit concourir avec une colonne à son expédition sur Bougie ; parti de Sétif le 14 mai à la tète de 6 300 hommes, Bedeau rejoignit le maréchal le 21 mai après de petits engagements (5), et le 22 entra avec lui à Bougie ; une organisation solennelle du territoire fut arrêtée le 24 dans cette ville en présence des chefs de la région (6).

(1) Ibid., p. 195.
(2) Ibid., p. .196.
(3) Ibid., p. 197.
(4) Projets de colonisation, p. 228.
(5) Bedeau à Bugeaud, sous Bougie, 24 mai 1847.
(6) Bugeaud au Ministre de la guerre, d'Alger, 27 mai 1847.

Bugeaud s'embarqua le 26 pour Alger, laissant à Bedeau le soin de consolider et d'achever l'oeuvre ainsi commencée (1). Le 30, le gouverneur fit ses adieux définitifs aux colons et à l'armée, puis il quitta l'Algérie (2). Le gouvernement intérimaire, transmis d'abord, le 5 juin, au général de Bar, échut, le 29, après le départ de Bar, au général Bedeau. L'horizon politique s'était à nouveau assombri du côté du Maroc, si bien que Bedeau fit presque aussitôt une nouvelle répartition des troupes dans la province d'Oran, et prit des mesures pour que des colonnes mobiles pussent être promptement réunies (3). Il exposa même au Ministre un projet d'action militaire sur la frontière de l'ouest et sur la côte marocaine (4), puis en septembre, les mouvements d'Abd el Kader lui étant mieux connus, il précisa de la façon la plus détaillée l'intervention armée qui lui paraissait s'imposer (5) ; mais le Ministre ne jugea pas urgent d'intervenir.
Bedeau céda son intérim au gouverneur qui fut nommé le 11 septembre, le duc d'Aumale; il reprit en octobre le commandement de la province de Constantine, puis demanda un congé pour la France, que le duc d'Aumale lui accorda le 29 novembre 1847 (6) ; il avait été nommé grand-officier de la Légion d'honneur le 8 août. Sa carrière africaine était terminée.
Au moment où la Révolution de 1848 éclata, Bedeau se trouvait à Paris. Il fut chargé par Bugeaud, appelé au commandement supérieur des troupes et de la garde nationale, de diriger une des cinq colonnes qui devaient opérer dans les rues. Accusé plus tard de mollesse et d'inaction en face de l'émeute, Bedeau se justifia par une lettre aujourd'hui peu connue, dans laquelle il donnait tous les détails de sa conduite " à titre de renseignements historiques " (7). La publication des mémoires laissés par les témoins oculaires tels que le duc d'Elchingen lui donnera raison devant la postérité (8).

(1) Bugeaud à Bedeau, de Bougie, 30 mai 1847.
(2) Ordre général, d'Alger, 30 mai 1847.
(3) Bedeau au Ministre, d'Alger, 20 juillet 1847.
(4) Ibid. ; et Bedeau au Ministre, d'Alger, 25 juillet 1847.
(5) Bedeau au Ministre, d'Alger, 3 septembre 1847 (confidentielle).
(6) Le duc d'Aumale au Ministre, d'Alger, 29 novembre 1847.
(7) Cette lettre adressée au rédacteur en chef de la Patrie, était une réponse à une lettre attribuée à Bugeaud ; elle est imprimée dans le Moniteur de l'Armée, du dimanche 6 avril 1851, et constitue un document à retenir.
(8) Souvenirs inédits du duc d'Elchingen, officier d'ordonnance du Comte de Paris (Archives du prince de la Moskowa).

Nommé ministre de la guerre par le Gouvernement provisoire, Bedeau refusa ; il préféra le gouvernement militaire de Paris (1re division), qui lui fut donné par un arrêté du 25 février : " En vous confiant ces fonctions importantes et difficiles, disait sa lettre de nomination, le Gouvernement acompte sur tout votre dévouement et votre patriotisme " (1). Bedeau répondit en adressant, tant en son nom qu'en celui des officiers de tous grades attachés à l'état-major de la 1ère division militaire, une " adhésion pleine et entière au Gouvernement de la République française ". " Dévoués de coeur aux grands intérêts de la Patrie, ajoutait-il, nous sommes tous unis dans une seule pensée, celle de sa prospérité à l'intérieur et de sa glorieuse indépendance vis-à-vis de l'étranger (2) ". Nommé membre d'une Commission destinée à examiner les questions de haute importance le 8 mars 1848, Bedeau reçut le 13 avril le commandement de la 1ère division d'infanterie de l'armée des Alpes.
Élu représentant à l'Assemblée Constituante par le département de la Loire-Inférieure, il devint vice- résident de cette Assemblée. Lors des journées de juin 1848, il combattit et fut blessé ; puis il refusa le ministère des affaires étrangères que lui offrait Cavaignac. Aux élections suivantes, le département de la Seine l'envoya siéger à l'Assemblée législative ; il y occupa un siège de vice- président et resta dans une prudente modération, entre le parti démocratique et le parti républicain. 11 fut mis en disponibilité le 20 décembre 1848, à la dissolution de l'Armée des Alpes. Arrêté dans la nuit du 2 décembre 1831, il fut enfermé à Mazas, puis au château de Ham et exilé en janvier 1852. Il se retira en Belgique et fut régulièrement placé dans la position de retraite par décret du 4 août 1852. La ferveur de ses convictions catholiques fit un moment répandre le bruit, bientôt démenti, qu'il entrait dans les ordres. Il ne repassa la frontière qu'après l'amnistie de 1859, vécut dans une retraite complète en Bretagne, et mourut à Nantes dans la nuit du 29 au 30 octobre 1863 (3).
Cet homme plein de valeur et de modestie n'a pas encore pris dans l'histoire de l'Algérie la place qui lui revient. Il est cependant l'égal, par l'intelligence et par les services rendus, de Bugeaud, de La Moricière et de Cavaignac, dont la carrière ressemble beaucoup à la sienne. Il sut être officier d'état-major distingué, officier de troupe brave et fougueux (1), chef de corps méthodique, commandant

(1) Le Ministre au général Bedeau, Paris, 26 février 1848.
(2) Bedeau au Ministre, Paris, 26 février 1848. - Une discussion passionnée sur les événements de février eut lieu à l'Assemblée législative le jeudi 23 mai 1850. Bedeau, vivement pris à partie, expliqua sa conduite en des termes très dignes. - Voir le Moniteur universel, journal officiel de la République française, vendredi 24 mai 1850, n° 144, pages 1787 et 1788.
(3) Note pour le bureau des états-majors, de Paris, 31 octobre 1863.

de région adroit, diplomate maître de lui-même, général énergique, administrateur indulgent, ingénieur perspicace et colonisateur pacifique.
Doué de tous les talents, il resta au second rang, sans chercher à prendre le premier que son mérite lui attribuait ; il fut gouverneur général par intérim, vice-président de la Constituante et de la Législative, il refusa d'être ministre. Coeur loyal, caractère droit, il resta toujours inébranlable dans ses convictions ; guidé par une sage modération, il évita pendant la République de 1848 de tomber dans les excès du parti démocratique, puis il supporta sous l'Empire un exil immérité. Son nom a été donné à un village du département d'Oran, anciennement appelé Ras-el-Ma, dans la région qu'il avait parcourue à la tête de ses colonnes ; c'est un juste hommage rendu à la mémoire d'un des généraux qui font le plus honneur à l'Armée d'Afrique.

PAUL AZAN.

(1) Trois blessures reçues en Afrique sont portées dans ses états de services et signalées dans des états de proposition à son dossier.

Revue Africaine N° 260 - 1er trimestre 1906.
Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France














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