Jeanne DORTZAL |
Le Gil Blas |
Vers l'oubli.
Je fréterai quelque matin
Le plus joli bateau du monde
Et m'en irai, loin, loin sur l'onde
Sans grand souci de mon destin.
Mes caprices pour avirons,
Je nommerai mon cœur pilote,
Car je sais qu'il prendra bien note
Des beaux pays où nous irons.
J'ai ma raison pour gouvernail !
Voulez-vous bien ne pas en rire,
Et surtout n'en pas trop médire,
Bien que ceci soit un détail.
Allons, levons l'ancre, il est temps,
Un peu de rêve est sous ma tempe !
Que le grand mât serve de hampe
Au drapeau léger du printemps.
Aujourd'hui rose et demain gris,
Que d'horizons en perspective,
Et pour l'âme imaginative,
Que de rêves aux filets, pris !
On m'a dit, je ne sais plus où,
Qu'il existait au large une lie,
Où toute souffrance inutile
S'effaçait d'un cœur triste et fou.
Au large donc, au large encor !
Avec amour hissons les voiles,
Je veux mener sous les étoiles
Mon navire aux pavillons d'or.
Je reviendrai quelque matin
L'âme plus triste que le monde,
Ma gaieté tout au fond de l'onde,
Dans le grand gouffre du Destin.
JEANNE DORTZAL.
Gil Blas (Paris. 1879). 1907/01/08.
Remenber.
J'aime tes yeux pour leur mystère
Et pour l'inexprimable émoi
Qu'ils, firent naître, un soir, en moi,
Quand tu t'offris à ma misère.
Ce fut la veille de l'été ;
Deux ans bientôt ! - dis, que t'en semble,
Que nous étions heureux ensemble !
Depuis, l'ai-je jamais été.
Je revois tout : le salon triste
Et mon fauteuil si près du tien,
Tu ne m'as rien dit, presque rien,
Pourtant ta voix en moi persiste.
J'ai murmuré : veux-tu ces fleurs,
Ces fleurs, que ma lèvre a touchées ?
Et nos bouches s'étant cherchées,
Je crus défaillir sur ton cœur.
Plus tard, quand j'ai franchi ta porte,
Devant m'éloigner à jamais,
J'ai compris combien je t'aimais,
Combien ma tendresse était forte !
Car, en dépit des propos vains,
De ton mépris, de leurs mensonges,
J'ai pu cristalliser mes songes
Et nos instants les plus divins.
Pourtant je souffre au fond de l'être,
Ma voix est pleine de sanglots
Pour ne t'avoir pas dit les mots
Qu'il eût fallu dire peut-être…
JEANNE DORTZAL
Gil Blas (Paris. 1879). 1907/02/09.
MÉDAILLON
Mademoiselle Jeanne Dortzal.
Les femmes sont rarement satisfaites de leur sort, quel qu'il soit. Mile Dortzal en est la preuve. Les charmantes fées qui dispensent la grâce et la beauté ont été généreuses envers elle. Bien que ce soit déjà un heureux destin d'être belle, elle ne s'en est pas contentée. Elle a voulu connaître les succès du théâtre, et ceux qui l'ont applaudie dans les Bas-fonds, da Gorki, peuvent témoigner qu'elle y a réussi.
Mais ce n'était pas encore assez. Brillante interprète de la littérature des autres, elle a voulu faire elle-même de la littérature. Au contact immédiat et matériel entre l'acteur et le public, elle a voulu ajouter le contact intime et l'union spirituelle du poète et du lecteur. Et l'artiste nous a ainsi livré son âme de poète : deux volumes, Vers sur le sable et Vers l'Infini, deux volumes harmonieux et sincères, que va venir compléter une nouvelle œuvre, sous ce joli titre : les Larmes du silence.
Au lieu d'analyser - et comment analyser cette suite de rêves tendres et ardents ? - ne vaut-il pas mieux citer ? Voici quelques-unes des pièces qui composent ce livre :
PRINTEMPS
Un grand soleil d'amour descend sur toutes choses,
Il semble que la terre, en enlaçant les cieux,
Ait fait mûrir pour nous ses baisers et ses roses,
Tant l'ivresse nous rend profonds, silencieux.
Viens ! Je te donnerai ma jeunesse et sa force,
Là-bas la forêt tremble au grand frisson du jour,
Viens ! nous respirerons dans les senteurs d'écorce
Tous les parfums puissants des longues nuits d'amour,
La saison merveilleuse a passé sur la terre,
Entends-tu la clameur immense du printemps ?
Le soleil-roi poursuit, sa course légendaire,
Accrochant à son char nos matins éclatants.
Il fera bon s'aimer dans la splendeur du monde.
Tandis qu'autour de nous de simples papillons
Feront jaillir de l'heure immortellement blonde
Tout un ruissellement de fleurs et de rayons.
VERS TOI
L'heure tombe du siècle et roule dans l'espace.
Là-bas un autre monde a lui.
Seul, l'Homme, nouveau Dieu que la douleur enlace,
Pousse des hurlements d'ennui.
Triste, l'Amour s'exile au plus profond de l'être,
Farouche et grand comme la Mort.
Ah ! qui nous rouvrira ton antique fenêtre
D'où l'on apercevait le port ?
Volupté ! ô douleur ! est-ce toi qui m'emportes ?
Quel rêve a déchiré mes nuits ?
Les clefs sont là, qui n'ont jamais ouvert les portes
Des jardins roses, près des puits.
Et j'ai soif de baisers, de parfums, de lumière
Depuis l'inoubliable soir
Où j'ai senti la vie affluer tout entière
Sur tes lèvres chaudes d'espoir.
Je sais que demain, quand frémira le jour,
Nulle clarté pour moi ne descendra de l'astre ;
J'attends, le cœur étreint par un immense amour,
Les bras tendus vers toi comme vers un désastre !
DANS LA NUIT BLEUE
Ce fut un soir, t'en souvient-il ?
Un soir, tout frémissant de roses,
Que j'emportai ton cœur subtil
Parmi d'inoubliables choses…
N'était-ce pas un jeu divin
Que ces pétales sur ma lèvre,
Gouttes d'un très précieux vin
Qui m'ont communiqué ta fièvre ?
Ils en ont ri, ne sachant pas
Que j'en pourrais mourir peut-être.
Pouvaient-ils savoir qu'ici-bas
Tu devenais ma raison d'être ?
Salut à toi, mon bien-aimé !
Gloire à l'inoubliable fête
Qui rapprocha nos cœurs charmés
Nos cœurs d'amants et de poète.
EXTASE
N'est-ce pas qu'il fait bon s'aimer de tout son être
Simplement, cœur à cœur et les yeux dans les yeux ?
Multiplier en soi les instants merveilleux
Dont le jour nous fit grâce avant de disparaître ?
Donner plus que sa vie et se sentir renaître
Pour avoir traversé l'Enfer silencieux,
Où la chair étoilée a là splendeur des cieux,
Où s'adorer devient l'unique raison d'être ?
Pour moi, le monde entier peut s'écrouler demain,
J'apercevrai toujours, là-bas, sur mon chemin
Ton corps voluptueux tout pétri de lumière !
Astre dont l'harmonie, éclairant ma raison,
Entraînera ma vie et toutes ses raisons
Vers l'émerveillement de ta beauté première.
Ah ! Mademoiselle, quand on lit vos vers, et qu'on vous a vue, on se dit que vraiment, si ce n'est là que de la littérature… c'est bien dommage ! - L. P.
Gil Blas (Paris. 1879). 1906/03/13.
Avant-Premières
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LA "MARCHE NUPTIALE"
Six heures du soir, à l'angle de la rue de la Chaussée-d'Antin et de la rue Meyerbeer. Le col du pardessus relevé, car la bise est cinglante, je fais les cent pas devant la "sortie des artistes" du Vaudeville, attendant que la répétition de la Marche nuptiale soit terminée. Il faut à tout prix que j'interviewe l'auteur, M. Henry Bataille.
…Je vois d'abord défiler tous les interprètes de la pièce. Voici M. Gaston Dubosc, qui donne le bras à M. Janvier. M. Gaston Dubosc manifeste à son camarade sa satisfaction de jouer un rôle d'homme moderne, "dans toute l'acception du mot ". - "Ce sera une création genre Guitry ", explique-t-il, puis il ajoute, un tantinet mélancolique : "Me voilà obligé d'avoir quarante-cinq ans. Comme le temps passe, tout de même !" M. Janvier, lui, déclare simplement : "Mon rôle de composition m'enchante. "
Je reconnais Mlle Dorziat. Un somptueux boléro de chinchilla épaissit sa taille souple et fine. Elle se retourne vers son habilleuse :
- Figure-toi que tout à l'heure, sur le "plateau", on m'a encore prise pour Mlle Dortzal !
- Mlle Dortzal, le premier prix de beauté ?
Surgit Mlle Cécile Caron. Quelqu'un l'interroge :
- M. Bataille est-il content ?
- Je ne sais. II n'est venu que très rarement aux répétitions.
- Insouciance d'auteur "arrivé" peut-être ?
- On le dit très souffrant.
- L'auteur de Maman Colibri est-il vraiment malade ? demandai-je à Mme Berthe Bady.
A travers l'épaisse voilette qui me cache sa bouche, sensuelle un peu, ses yeux profonds et noirs, sa chevelure acajou, la " Maslowa" me répond :
- M. Bataille n'avait pas besoin d'assister à toutes les répétitions. Cet été, il nous a invités, mes camarades et moi, à venir passer une journée dans sa propriété de Louveciennes. Après une longue promenade à travers le parc dont Mme de Maintenon rechercha si longtemps les ombrages, "notre " auteur nous réunit dans son salon, où de chatoyantes étoffes liberty remplacent les sombres boiseries d'antan, et nous donna à tous, sur les façons de composer nos rôles, les indications les plus précieuses, puis il nous fit répéter sommairement. M. Bataille n'est pas seulement un dramaturge aimé et applaudi, c'est encore un metteur en scène remarquable. Succès oblige...
Max Heller.
Gil Blas (Paris. 1879). 1905/10/26.
Feuillets poétiques.
Nous avons déjà présenté à nos lecteurs Mlle Jeanne Dortzal, artiste de grand talent et poète exquis. Nous sommes heureux de publier aujourd'hui ces nouveaux vers de la charmante comédienne :
Intérieur
Le tout petit village aux fenêtres mal closes
Avec ses vieux volets, sa fontaine, ses roses,
Sa rue, au fond du soir, ses arbres, son clocher,
Ses maisons, où la joie a l'air de se cacher ;
L'air recueilli des vieux raccommodant leurs voiles,
Les femmes en béguin, le front sous les étoiles
Disant leur chapelet, sans doute avec faveur,
Tout cela prend un air si tendre et si rêveur…
La grosse lampe verte, avec calme, promène
Sous le toit vermoulu sa lueur incertaine ;
Des papillons de nuit frissonnent alentour ;
Le chat, près du berceau, ronronne avec amour ;
Soudain l'horloge grince et l'heure qui s'éraille
Fait trembler les objets pendus à la muraille.
Ah ! Comme il ferait bon attendre ici la mort !
- : Regardez tendrement le petit qui s'endort,
Fumer au coin du feu quand la femme tricote,
Prêter l'oreille au vent qui s'engouffre et sanglote
Voilà toute leur vie - et n'ont-ils pas raison ?
Pour moi, j'envie, hélas la petite maison
Où l'on aime, où l'on meurt, sans chercher autre chose
Car à quoi bon, ô Dieu, chercher toujours la cause
Puisque vous défendez si bien votre secret ?
Je n'emporterai donc qu'un immense regret
Celui de n'être pas aux pauvres gens semblable,
Et n'ayant pour tout bien que mon cœur misérable
Je m'en retournerai vers mes jours les plus las
Peut-être encor vers Toi qui ne comprendras pas.
Yport-sur-Mer.
Attente
Comme il fait doux et chaud ce soir
Le jardin blanc dort sous la lune ;
Un vieux massif frangé de noir
Ferme ses fleurs avec rancune
La nuit se donne avec ferveur
Aux choses tristes de la terre,
Le bourgeon s'entr'ouvre, rêveur,
L'instant s'imprègne de mystère.
Et l'on voudrait ne plus penser
S'endormir, là, parmi ces choses ;
Fermer les yeux et repasser
Dans du silence, sur des roses…
Il fait très doux. Je songe à Dieu.
Le jardin dort sous ma fenêtre.
Le soir est grand comme un adieu
J'ai sangloté du fond de l'être !
Nocturne
Il est minuit
La bonne odeur du bois fait frissonner les roses
L'étoile luit ;
Mon cœur a chaud ce soir - sais-je pour quelles causes ?
Tu peux venir
Je ne te dirai rien, je laisserai la chambre
Se souvenir…
Déjà roulent vers nous de longs effluves d'ambre.
Mais tu souris
Mystérieusement, sans trop comprendre
Et t'attendris
Car tu sais bien que tes baisers vont me reprendre.
Je t'aime tant !
Donne tes mains, sois grave et donne moi tes lèvres
Pour qu'en partant
Je puisse encor crier ton nom parmi mes fièvres !
Gil Blas (Paris. 1879). 1906/05/19.
Confidence.
Dame Sagesse, il fut une heure
Où j'étais ivre en vérité ;
Le ciel battait dans ma demeure.
Tout était joie et volupté.
L'amour, à grands coups d'ailes roses,
Pénétrait joyeux sous mon toit ;
Je chancelais parmi les choses,
Tout l'espace affluait en moi.
Ah ! ces instants à la fenêtre
Dans le chaud silence des nuits,
Et cette extase au fond de l'être,
Et tous nos bonheurs intraduits !
J'ai respiré, non la sagesse,
Mais la folie à pleins poumons ;
J'ai chéri Dieu comme un démon,
Quand mon cœur défaillait d'ivresse.
J'ai tant souffert de volupté,
Qu'il ne me reste au fond de l'âme
Qu'un grand soleil privé de flamme,
Un peu d'ombre et l'éternité.
JEANNE DORTZAL
Gil Blas (Paris. 1879). 1908/01/09.
LE BOULEVARD
La fête de la poésie féminine.
Notre confrère Fémina fêtait hier les lauréates de son tournoi annuel de poésie, Mlles Murat, Seguin, Peillet, Andrée Saint-Ys, et surtout la délicieuse artiste qui se double d'un exquis poète, Mlle Jeanne Dortzal, dont la saynète le Jardin merveilleux, très finement jouée par Mlle Sylvie et M. Vargas de l'Odéon, fut le charme et l'enchantement de la journée...
Art et poésie.
Les lecteurs de Gil Blas, savent quel délicat poète est Mlle Jeanne Dortzal. Cette comédienne de talent - trop rarement admirée au théâtre - est un de nos plus purs écrivains.
Au cours de la fête de la Poésie féminine organisée hier, par Fémina, en l'honneur des lauréates du tournoi de cette année, on applaudit le Jardin Merveilleux, où Mlle Sylvie et M. Vargas furent remarquables. Cette adorable saynète, un des morceaux les plus appréciés et les plus justement couronnés du concours, révéla les dons, poétiques de Mlle Jeanne Dortzal qui sont, non moins que son Jardin, merveilleux.
Gil Blas (Paris. 1879). 1908/01/15
Hantise.
J'ai toujours là, dans la tête,
Un vieux refrain plein de printemps,
Un vieux refrain plein de mots bêtes,
De mots enfantins et charmants.
N'était-ce pas vous, ô ma vie,
Vous qui vîntes m'ensorceler,
Qui le chantiez avec folie,
Quand mon cœur ne pouvait parler ?
Fantasque et divin, tour à tour,
C'est lui qui scande en ma demeure
Les mots profonds que notre amour
Murmurait à sa dernière heure.
Et je revois sur la terrasse,
Parmi les fleurs d'un pauvre été,
Une toute petite place
Où bien souvent j'ai sangloté.
Envoi
J'ai là, toujours là, dans la tête,
Un vieux refrain plein de printemps,
Un vieux refrain plein de mots bêtes,
De mots enfantins et charmants.
Si ta main, dans l'ombre m'enlace,
Si je cède à tant de douceur,
Je l'entends chanter dans l'espace,
Je l'entends battre dans mon cœur.
JEANNE DORTZAL
Gil Blas (Paris. 1879). 1908/01/26.
JEANNE DORTZAL
Nous étions réunis dans le grand salon du Gil Blas, pour juger les concurrentes qui se présentaient pour le Championnat de Beauté, et quelques pro fanes, comme moi, soutenaient contre les maîtres, Henner, Falguière et Rodin, la thèse que la beauté est une chose éclatante qui impose et qui s'impose, et qu'il n'est pas nécessaire, pour la découvrir, d'aller étudier, binocle sur le nez, la malléole interne, et la façon dont la tête du fémur tourne dans l'os des hanches, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit et notre ami Couturat annonça, de sa voix vibrante :
- Numéro neuf ! Mademoiselle Jeanne Dortzal.
Nous levâmes les yeux, et nous aperçûmes une radieuse apparition. Une jeune femme entrait, comme pour nous donner raison, et nous restâmes éblouis. Une peau blanche, fine, lisse, sous laquelle on voyait circuler la vie ; des traits fins d'une distinction exquise, le nez d'un dessin très pur, légèrement aquilin, au-dessus d'une bouche éclairée par un sourire enchanteur, montrant deux rangées de perles dans un écrin de corail. Des yeux immenses, bruns, pailletés d'or, sous les sourcils bien arqués, des cheveux noirs environnant le front comme un chaperon d'onduleuses ténèbres ; un corps svelte, d'une élégance extraordinaire, avec une taille souple, et une attache de nuque incomparable. C'était, par excellence, la femme moderne, la créature la plus essentiellement magique, la plus miraculeusement merveilleuse qu'aucun rêve ou aucune sorcellerie ait jamais imaginée. C'était bien Celle qui passe éblouissante, dangereuse, inexorable, devant les fidèles qui se prosternent le front contre terre, et elle traverse leurs désirs, en relevant le bas de sa robe pour que leur boue ne la tache pas.
Et, tout à coup, ces juges un peu sceptiques, ces peintres, ces sculpteurs, ces directeurs de nos grandes scènes lyriques, ces Parisiens blasés par l'évocation continuelle de la femme à l'atelier, au salon ou au théâtre, se sentirent pris, à leur insu, par un sentiment de respect, d'attendrissement presque religieux ; et, comme mus par un ressort, ils se levèrent de leur fauteuil pour recevoir, debout, la nouvelle visiteuse, ce qu'ils n'avaient fait pour aucune autre concurrente.
C'était bien en effet la Beauté qui entrait, la grande triomphatrice devant laquelle il n'y avait pas de discussion possible, et qui n'avait qu'à regarder pour vaincre.
A mi-voix, comme s'il se fût agi d'une de ces apparitions des anciennes rêveries auxquelles il ne faut pas toucher, sous peine de la voir s'évaporer dans l'ether comme une apparition extra-terrestre, on lui posa quelques questions. Elle était née à Nemours, petite ville frontière du Maroc ; de là, sans doute, la morbidesse orientale de ses mouvements. Elle avait traversé l'Espagne, Lyon ; puis à seize ans, elle était venue à Paris, emportée dans la grande ville par un coup de tête et de cœur. Comprenant que la beauté seule ne suffisait pas, elle s'était mise, animée du feu sacré, à travailler le théâtre, avec M. Guillemot d'abord pour lequel elle avait gardé une vive reconnaissance, puis au Conservatoire, où elle était entrée dans la classe de M. Wassus. En parlant de ce dernier, sa bouche esquissa une petite moue, comme si, je ne sais pourquoi elle n'eût pas gardé du maître un très bon souvenir ; mais reprenant toute sa gaieté, elle nous dit qu'elle avait signé un engagement avec un grand théâtre de boulevard, et que ses débuts auraient lieu à la réouverture.
Appuyée contre la table, dans une attitude harmonieuse et exempte de toute pose, elle parlait simplement, doucement, et nous écoutions, heureux de ces confidences qui prolongeaient un peu l'apparition. Enfin elle se tut, sourit, et après nous avoir demandé si elle pouvait se retirer, ce que nous accordâmes en soupirant, elle nous fit un gracieux salut collectif, et disparut, de son beau pas onduleux et aérien, dans un froufrou de jupe.
Elle partit, chaque juge enthousiasmé lui donnait son chiffre maximum qui la faisait la championne sans conteste ; et samedi soir, à la fin de la revue, les Parisiens ont eu la joie de la voir émerger dans un groupe, au milieu de ses sœurs en beauté, évoquant le souvenir de Musset où
…La jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encore debout, dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu'a vaincu sa beauté.
Après la représentation, tandis que la fête continuait à gronder au loin, et qu'aux ronflements des cuivres, les étoiles de la danse se livraient à leurs ébats chorégraphiques, le hasard me mit à côté de Jeanne Dortzal, à la table du souper, et, là, en dépit de la joie du triomphe, je remarquai comme une ombre de mélancolie sur ce beau visage ; j'eus la sensation très nette que si la créature était aussi parfaite, c'est qu'elle avait été touchée par l'aile de la passion. Ces beaux yeux avaient pleuré, ce cœur avait aimé, palpité, souffert. C'était la femme, dans son complet épanouissement, divinisée par l'amour qui l'a rendue artiste et poète. Lisez plutôt ces jolis vers qui, nous montrent un petit coin de cette âme, diamant immaculé et lumineux enfermé dans le précieux reliquaire qu'elle est, elle-même, en toute sa personne :
A L'AIMÉ
Pour revivre, en ce soir, nos ivresses dernières,
Pour avoir là, tangible, encor, mon cher bonheur,
Très délicatement j'ai clos mes deux paupières
La nuit confidentielle était toute en mon cœur.
Quelle paix infinie est dans toutes les choses…
Des touffes de jasmin le parfum exhalé
Se mêle maintenant avec l'odeur des roses…
Mon souvenir, vers toi, ce soir s'en est allé.
Dire à la nuit qui rêve un peu de son ivresse,
Cependant qu'on écoute au loin un chant
Evoquer d'un soir mort un geste, une caresse d'amour,
Un très naïf aveu, quelque bonheur d'un jour,
Un de ces mille riens que l'on ne saurait dire,
Un rêve inexaucé dont le mal est en nous ;
De chers regrets défunts dont on voudrait sourire,
Et qui vous font enfin pleurer à deux genoux.
Garder la nostalgie intense et douloureuse,
Puis songer à l'Aimé, très ineffablement.
Sans doute aucun, malgré sa voix parfois menteuse.
Crier qu'on aime enfin, qu'on aime infiniment !
Quelle passion dans ce dernier vers, quelle sincérité, quel emballement ! N'est-ce pas qu'on sent, en dépit de certaines inexpériences de forme, la vraie femme, et n'y a-t-il pas un plaisir, en même temps délicat et pervers à soulever un peu ce voile qui cache l'éternel féminin, à pénétrer dans les replis de ce cœur. A ce titre, je crois mes lecteurs seront heureux de lire cette seconde pièce :
D'avoir aimé trop tôt mon cœur s'est fait très vieux.
Et c'est pourquoi sans doute encor ces alarmes…
Ne sont-ils pas plus beaux d'avoir pleuré nos yeux ?
L'amour ne rend-il pas plus divines nos larmes.
C'est du bonheur vois-tu que de souffrir toujours ?
C'est, du chemin béni, les roses que l'on cueille
Et qui mettent du ciel en le lointain des jours
Purs comme un souvenir qui dans nous se recueille.
L'Avenir me regarde et semble dire : Attends
Cependant que là-bas, du fond de ma tristesse
Me sourit mon Passé. Oh! Ta voix que j'entends
Obsédante et câline et qui me prend sans cesse.
Comme un accord de harpe, en mon cœur, tous les soirs
C'est elle qui tout bas redit à ma mémoire
Les mots d'amour divin que chantaient mes espoirs
Auxquels tu ne fis pas même semblant de croire.
Qu'importe si je dois ne t'oublier jamais !
Ton baiser m'a conquise et faite esclave,
Aimer en toi mon mal est mon but toute désormais.
Hélas tant de toi-même aujourd'hui m'est un doute…
Il n'y a pas à en douter. Cette jolie femme est quelqu'un. Inconnue hier, la voilà qui marche triomphante à la conquête de Paris. Le Gil Blas est heureux d'avoir contribué à ce rayonnement, en la faisant reine de ce grand concours international. Sonnez clairons. Roulez tambours ; les écrivains la chanteront ; les poètes lui écriront des vers ; les dramaturges lui feront de beaux rôles ; son nom flamboyera en vedette sur les affiches, et ce premier article consacré à sa gloire n'est que le commencent de son apothéose.
RICHARD O'MONROY.
Gil Blas (Paris. 1879). 1899/06/21.
Et la gloire venait toujours ! De tous côtés on nous demande où trouver les plus belles et les plus caractéristiques photographiques de la championne de notre concours de beauté. Nous ne saurions mieux satisfaire nos lecteurs qu'en leur indiquant un ouvrage de la collection "La voie Merveilleuse" : d'Heure Bleue de Pierre Guédy, publié par la librairie Nilsson, pour lequel en une suite d'illustrations photographiques très réussies, Mlle Jeanne Dortzal a bien voulu personnifier "El Sénab", l'héroïne orientale au tragique baiser.
Gil Blas (Paris. 1879). 1899/06/23.
DES PLANCHES AU PRÉTOIRE
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Mme Jeanne DortzaI et le "Cercle des Essayeurs"
Mme Jeanne DortzaI, l'artiste dramatique qui fut applaudie successivement au Vaudeville et à l'Odéon, et qui, maintenant, se consacre à la poésie, était représentée, hier, à la barre de la cinquième chambre du Tribunal Civil de la Seine, par Me Georges Claretie, qui plaidait fort habilement pour sa jolie cliente un point de droit théâtral intéressant.
Après avoir remporté un succès légitime au Théâtre Fémina, avec Perceneige, une pièce qu'accompagnait une musique de Massenet, Mme Dortzal fit un acte intitulé Stenio, qu'elle présenta à M. Bruel, président du "Cercle des Essayeurs".
Il fut, convenu que cette pièce serait jouée en même temps qu'une autre de M. Pascal Bonetti, en juin 1908. Cependant, elle fut remise au mois d'octobre, du consentement de l'aimable auteur. Mais, en juillet, celle-ci apprit que Stenio ne serait pas représenté en octobre, M. de Max, qui devait en interpréter le rôle principal, étant empêché.
Aussi, Mme Dortzal voulut-elle reprendre son œuvre. Pourtant, M. Bruel de s'y opposer, tout en continuant à ne pas donner satisfaction à l'auteur.
C'est pourquoi Mme Dortzal qui a avancé la somme de seize cents francs au président du "Cercle des Essayeurs", pour les frais de mise en scène que nécessiterait la représentation de son acte, réclamait hier à M. Bruel la restitution de cette somme.
Et, tandis que l'avocat du défendeur, Me Husson, plaidait : "L'auteur ayant repris sa pièce, M. Bruel a dû payer différents dédits à des impresarii", Me Georges Claretie répliquait : "Vous n'auriez pas eu à payer des dédits si vous aviez joué la pièce, comme vous le deviez !"
Le Tribunal se prononcera à huitaine.
Gil Blas (Paris. 1879). 1910/06/12.
DES PLANCHES AU PRÉTOIRE
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Mme Jeanne Dortzal et le "Cercle des Essayeurs"
Mme Jeanne Dortzal a abandonné le théâtre pour se consacrer à la poésie dramatique. Elle avait présenté à M. Bruel, président du "Cercle des Essayeurs ", un acte intitulé Stenio. La pièce devait être jouée en juin 1908, mais M. de Max, qui devait en créer le principal rôle, ne se trouvait pas libre à cette époque. Aussi Mme Dortzal, constatant que sa pièce n'était pas jouée. La retira. Mais elle avait avancé 1.600 francs au président du Cercle pour les frais de mise en scène ! N'en ayant pu obtenir le remboursement, elle réclamait cette somme devant la cinquième chambre du tribunal.
Me Husson, qui se présentait pour M. Bruel, faisait valoir que son client avait dû payer différents dédits, l'auteur ayant retiré sa pièce. Me Georges Claretie, au nom de Mme Dortzal, répondait que, si M. Bruel avait joué la pièce, il n'aurait pas eu de dédits à payer…
Le tribunal a condamné M. Bruel à rembourser les 1.600 francs à Mme Dortzal.
Gil Blas (Paris. 1879). 1910/06/26.
Au Théâtre Populaire :
Mlle Jeanne Dortzal, qui est une charmante comédienne en même temps qu'un poète délicat, joue en ce moment au Théâtre Populaire de M. Berny (ancien théâtre des Batignolles), le rôle de Marguerite Gautier. On a vivement apprécié l'originalité et la simplicité de son interprétation, Nous espérons voir bientôt sur une scène moins excentrique cette délicieuse dame aux camélias.
Gil Blas (Paris. 1879). 1905/02/13.
CHRONIQUES SENTIMENTALES
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Au Jardin de la Comédienne
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C'est un tout petit jardin, dans le quartier Monceau. Il est entouré d'hôtels et de maisons de rapport. Des murs, en pierre de taille limitent son horizon. Mais il y a une pelouse et des marguerites, des rosiers aux fleurs roses, une tonnelle, le cytise cher à Virgile et un acacia. Des parfums montent, le soir, vers les maisons voisines. Les jeunes couples qui s'attardent aux fenêtres ou sur les balcons, en goûtant la douceur de l'obscurité, respirent, boivent ces fines odeurs. Quelle terre amie et mystérieuse exhale ces senteurs, qui font la nuit plus douce ? C'est le jardin de la comédienne.
Elle n'est pas une illustre comédienne : elle appartient au théâtre de l'Odéon. Le public a surtout apprécié, jusqu'à ce jour, sa beauté. Elle est dangereuse à regarder. Sous les feuillages qui l'entourent d'une ombre verdâtre son visage pâle semble, plus fiévreux. Ses yeux sombres brillent plus qu'il ne faudrait, puis s'alanguissent, tout à coup indolents. Sous sa coiffure correcte, son front se plisse, brusquement inquiet. Ses sourcils se contractent, sa narine bat : l'apaisement s'est déjà dissipé. Son corps tourmenté est las de la chaise longue, en paille et s'impatiente de la douceur des coussins.
Mais l'acacia tardif a secoué ses branches. Une fleur neigeuse est tombée sur la chevelure aux ondes nuancées. Le jardin frissonne sous la fraîcheur d'une brise inattendue. La torpeur orageuse qui fait mal aux nerfs, qui torture les doigts, s'évanouit. Elle sourit, secoue les mauvaises pensées, se lève et parcourt son minuscule domaine. Sa taille hautaine n'est pas à l'échelle des étroites allées. Elle caresse, en passant, tel palmier, qui agonisait et dont le cœur a reverdi. Elle adresse un salut familier et bienveillant à l'oiseau qui s'est posé sur l'herbe. Elle cueille une rose, qu'elle place sous une boucle fauve, près de la tempe :
Je garde cependant comme un parfum de roses
A mon front où ta lèvre a laissé son baiser.
Car cette comédienne écrit des vers.
Des vers sincères, ardents ! Des vers de passion ! Son livre, Vers l'Infini, n'est pas un chef-d'œuvre, et elle le sait bien. Mais il est attachant comme un roman et troublant comme les confidences d'une femme. Sans fausse honte, sans chercher à avoir le beau rôle, Jeanne Dortzal dit les souffrances que lui réserva l'amour ; elle gémit d'avoir été abandonnée, et elle tend les bras vers l'ingrat qu'elle n'a point cessé d'aimer. Hermione ? Oui, mais elle ne médite pas le meurtre de Pyrrhus.
Depuis quelques années, une profonde révolution s'est produite, dans cette littérature sentimentale. Naguère, les hommes se traînaient tragiquement aux genoux de femmes insensibles qui, parfois, s'attendrissaient. L'amante tenait asservi le héros. Elle était, au sens exact du mot, la maîtresse. Le romantisme, ami des antithèses, prosternait la force devant la faiblesse. Il lui plaisait que des êtres robustes et violents fussent soumis aux caprices de mains enfantines. Nous revenons à la tradition classique et racinienne : Hermione est prête à obéir à Pyrrhus, Bérénice à Titus, Roxane à Bajazet, Phèdre à Hippolyte. Ce sont les femmes qui sont les esclaves de l'amour. Notre vanité en est secrètement flattée.
Lisez les meilleurs romans que nos contemporaines écrivirent : l'Inconstante, de Mme Girard d'Houville, la Nouvelle Espérance de Mme de Noailles. Vous y verrez les héroïnes captives du plaisir ou de la passion. En s'efforçant de se distraire, elles attendent impatiemment l'ami qui se repose en Italie, ou bien elles meurent parce que celui qu'elles ont élu les abandonna. Elles sont touchantes et lamentables, comme leurs mères furent cruelles et inaccessibles. Les mœurs s'adoucissent de jour en jour. Il est per- mis d'imaginer que les femmes ont toujours été moins attachées à la vertu qu'à leur réputation. Es que la société voulut bien admettre que la sensibilité n'était point un crime, des économies de tendresse apparurent. Sous le règne de Napoléon III, on dissipa, non sans ardeur, les trésors de fantaisie qu'on avait dû cacher soigneusement sous Louis-Philippe. Après la guerre de 1870, un nuage de vertu vint assombrir le ciel clair de la France. Le vilain temps se dissipe. Le cauchemar de la matrone s'est envolé et, sincères, inconscientes un peu, frivoles aussi, les jeunes femmes s'abandonnent à la joie. Tout au moins à l'amour.
Qui aiment-elles ? Elles ne sont plus attirées par les amants excessifs et byroniens. Ceux qui les séduisent ne sont pas en proie à des sentiments tumultueux et n'agitent pas, sous un ciel de tempête, leurs crinières romantiques. Ils n'apparaissent pas dans un décor de mer et de rochers. Ils sont doucement sceptiques, et l'expérience, souvent, dénude leurs crânes. Ils ne luttent pas contre les éléments. Ils se tiennent tranquilles dans des appartements harmonieux. Délicats, ils se plaisent à choisir des poteries bizarres et d'étranges verreries, où ils disposeront des fleurs accueillantes. Il faut 'qu'ils fassent preuve d'un goût affiné. Il est bon aussi qu'ils s'adonnent à un art : musique, littérature, sculpture, peinture aussi. S'ils sont oisifs, ils doivent, du moins, collectionner des bibelots anciens, et être estimés des antiquaires. On ne leur demande pas d'être sincères. Ils doivent avoir du talent, de l'intelligence, et même quelque clairvoyance. Georges de Porto-Riçhe ne nous a-t-il point tracé, dans ses comédies et dans son poème, Bonheur manqué, le portrait de ce Don Juan moderne ?
Je suis l'amateur qui parcourt
Des livres, des amis, des femmes.
J'offense d'un regard trop court
De fins objets, d'ardentes âmes.
Que ce soit Marcel Desroches, le mari de la Chance de Françoise, ou bien le docteur Etienne Fériaud d'Amoureuse, ou François Prieur, le héros du Passé, il est né pour charmer et décevoir. Il prend sans jamais se donner tout à fait. Il trahit comme on respire. Dominique, abandonnée, outragée, flétrit François de ces mots : "Cœur public !" Mais elle revient à l'infidèle, l'Infidèle pour qui doit mourir la tendre Vanina.
Il semble que Jeanne Dortzal ait rencontré sur sa route un de ces personnages. Sans, réfléchir, d'un cœur léger et naïf, elle s'abandonna à son penchant :
Mon pauvre amour était plus grand que ma raison.
Elle demandait à l'ami tout le bonheur qu'elle se sentait capable de lui donner. Elle s'offrait toute, sans arrière-pensée, sans restriction. Elle rêvait une existence surhumaine. Sa passion l'emportait vers le ciel, la rapprochait de Dieu. Mais l'ami souriait, indulgent à cet enthousiasme puéril qu'il ne pouvait partager. Il émettait des doutes, il était logique et calme :
Les froids raisonnement m'ont dévasté le cœur.
Il était de ceux qui ne croient pas à l'éternité des unions. J'imagine qu'il aimait à cueillir les douces heures et qu'il fut très ennuyé quand il sentit le lien solide qui attachait une femme à sa destinée. Il ne tarda pas à déposer un joug qu'il jugeait pesant. Il partit, et l'abandonnée pleura. Elle fut secouée de sanglots ; elle étouffa d'angoisse ; la fièvre la brûla. Elle voulut retrouver la paix dans la solitude. Elle s'enferma, au bord de la mer, dans une claire maison :
Chaque fenêtre s'ouvre, en rêvant, sur l'espace.
Les vastes horizons devaient lui rendre sa sérénité et la délivrer du poids insupportable de l'amour. Elle espérait que les vagues berceraient et endormiraient sa souffrance. Elle demande à la nuit maternelle d'apaiser son tourment. Elle se cache dans les bois religieux :
L'ombre a dressé son temple au plus secret du bois.
Elle traîne sa douleur sur la terre d'Afrique et vers les lacs d'Ecosse :
L'eau du lac est profonde où j'ai conduit ma peine.
Elle espère que la quiétude des champs l'enveloppera et elle erre dans les plaines où travaillent les laboureurs. Mais la brise ne murmure-t-elle pas des phrases d'amour, la rafale n'est-elle pas l'écho de ses gémissements ? Oh ! disparaître ! Ne pas survivre au bonheur défunt ! Elle est hantée par l'idée de la mort. Elle la voit dans la clarté indécise de l'aube :
Il est des matins blancs parfumés de lavande.
Mais aussi :
Il est des matins gris brodés de chrysanthèmes.
Elle l'aperçoit dans les sourires des femmes.
Que fait-elle encore sur la terre ?
N'avons-nous pas vécu les minutes suprêmes ?
Tout la ramène au souvenir de l'ami.
C'est une fleur séchée qui repose entre deux feuillets d'un livre chéri ! C'est un anniversaire ! Ne sourions pas de cette sentimentalité un peu banale. Il est des moments où les plus nobles amants sont aussi naïfs que Jenny l'Ouvrière. Ils élèveraient du réséda sur leur balcon et nourriraient, un serin en songeant à la grande nature qui devrait abriter leur passion. Qu'importent les circonstances qui évoquent le passé ? L'essentiel est de le revivre et de souffrir encore. Le regret poignant qu'exprime sans cesse Jeanne Dortzal, ce n'est pas d'avoir été trahie : c'est de n'avoir point eu le temps d'aimer, de se livrer encore plus totalement :
J'aurais dû t'adorer de tout mon cœur de femme !...
Oh ! te dire à jamais ma tendresse infinie…
Sa seule consolation est d'avoir du moins donné à l'ingrat des heures de bonheur. Elle garde de son souvenir une immense douceur.
Elle ne cherche pas à secouer sa chaîne :
Ton baiser m'a conquise et faite esclave toute.
Elle se résigne ; elle vit :
L'esprit soumis à sa tristesse,
Le cœur qui ne veut plus aimer.
Elle remercie presque l'infidèle de lui avoir fait connaître la douleur qui l'ennoblit, qui l'arrache au monde, qui l'élève vers l'art, vers l'infini. Elle murmure :
Ne sont-ils pas plus beaux d'avoir pleuré, ces yeux ?
Elle s'écrierait presque, comme la Dominique de Georges de Porto-Riche : "Il a bien fait ! Si j'avais eu plus d'adresse ou de charme, ce ne serait pas arrivé !"
Le jardin de la comédienne s'alanguit sous la caresse du crépuscule.
Les soirs d'été si doux voilés de crêpes bleus !
Silence ! Plus un souffle ! Les branches de l'acacia sont immobiles, le cytise rêve, une rose rouge s'effeuille. Il semble que de larges gouttes de sang tombent sur la pelouse. Etendue sur la chaise longue de paille, ramassée à l'affût, l'amoureuse guette l'ombre. Ses yeux cruels cherchent une proie. Puis ils se voilent de larmes et une plainte étouffée, enfantine, trouble, pour un moment, la quiétude parfumée du petit jardin.
Nozière.
Gil Blas (Paris. 1879). 1904/06/16.
De Vichy.
Sous la direction de M. Philippe Gaubert, les séances de musique classique continuent, avec un succès toujours grandissant. Les meilleures cantatrices s'y produisent ; parmi celles-ci Mme Dortzal, qui est une des meilleures élèves de M. Delaquerrière, se fit brillamment remarquer. Son interprétation du Songe d'Iphigénie en Tauride, de Gluck, et de la Chanson perpétuelle, de Ernest Chausson, a comblé les plus difficiles ; elle nous a fait apprécier une voix chaude, émouvante, d'une parfaite égalité dans tous les registres ; un art du chant sobre et parfait ; et une véritable personnalité. Mme Dortzal, qui se fera bientôt entendre à Paris, y est certainement appelée à un bel avenir.
Gil Blas (Paris. 1879). 1913/08/19.
Des vers
Mlle Jeanne Dortzal est une de nos plus ravissantes Parisiennes. Elle a inspiré un de nos grands peintres qui a mis sur ses toiles éclatantes, ses chairs de marbre, ses yeux ardents, son front pur et volontaire, ses cheveux d'ambre… Elle a fait du théâtre avec succès. Elle fait des vers. Et ses vers sont souvent exquis. Elle va publier, pour ses seuls amis, une précieuse plaquette tirée à quelques rares exemplaires de luxe : Sur les toits bleus du soir, qu'illustrent Dagnan-Bouveret, Chéreau, L.-A. Boreau et Fauconnet. Ce sont des vers à Mounoune, sa chatte favorite, vers légers, doux, d'un petit souffle court, pressé et délicieux, comme celui de cette séduisante femme elle-même. Ecoutez ;
- Petite chatte à l'œil triste,
Dis-moi, que regardes-tu ?
- Cette étoile qui persiste
Là-haut, sur le toit pointu…
- Petite chatte au corps souple,
Réponds : pourquoi m'aimes-tu ?
- Ne formons-nous pas un couple
Orgueilleux, doux et têtu ?
- Petite chatte au long geste
Pourquoi, pourquoi griffes-tu ?
- Pour que mon charme s'atteste.
Sans griffes, m'aimerais-tu ?
- Petite chatte au cœur brusque
Hélas ! que désires-tu ?
- Rien : l'étoile qui s'embusque
Là-haut, sur le toit pointu.
JEANNE DORTZAL
Gil Blas (Paris. 1879). 1911/05/10.
Sur les toits bleus du soir
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D'un recueil charmant que vient de publier Mlle Jane Dortzal, nous extrayons les poèmes suivants :
FAIT SON RONRON ET PUIS S'ENDORT
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La petite chatte s'ennuie ;
Faites lui place mon amour
N'avons-nous pas eu tout un jour
Pour nous chérir ? Voici la pluie,
La petite chatte s'ennuie,
Faites-lui place mon amour.
Mais vous fuyez, Õ ma très belle ?
Moi qui plaidais si gentiment
Auprès du diable, mon amant,
Pour vous garder sous ma dentelle.
Pourquoi bouder ainsi, ma belle,
Quand je plaide si gentiment ?
La petite chatte frissonne,
S'étire, baille et puis s'endort.
Il pleut sur les toits, et si fort,
Que malgré lui, Dieu me pardonne,
Mon pauvre amour baille, frissonne,
Fait son ronron et puis s'endort.
DIS ADIEU A L'ETE, CHAT
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Octobre ! Mais il gèle ce matin, ma caille.
Vite, vite, faisons du feu,
Un grand feu de bois. Dis adieu
A l'été, Chat, car ce sont bien les fiançailles
De la Terre et du long Froid bleu.
Il faudra nous aimer très fort, plus fort, encore
Plus fort, pour avoir chaud, vois-tu.
Car, malgré le bois abattu,
Et la flamme et son cri, plus rose que l'aurore,
Nous pourrions avoir froid, très froid, vois-tu.
ELLE JOUE AVEC UN ŒILLET
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Elle joue avec un œillet,
Un œillet rose, dont la tige
A deviné, - par quel prodige ?
Que cette bête s'ennuyait.
Et cette bête est une chatte,
Une chatte au long regard vert ;
L'œillet rose était entr'ouvert,
Il ne fallait qu'un coup de patte
Pour que la fleur qui sommeillait
Tombât, pétale par pétale.
Ah ! Cette mort dans le jour pâle,
Ce coup de griffe à cet œillet !
ELLE AIME
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Mon Dieu, qu'elle est jolie
Ainsi !
Ceci
Prouve que la folie
Convient
Fort bien
A ta beauté, m'amie.
Fais donc
Ronron
Comme il te plaît. La vie
Pour toi,
C'est quoi ?
Nous, d'abord, Nous, chérie ;
Puis Lui
Qui luit
Là-haut avec furie !
Soleil
Vermeil,
Seul Dieu, vieille féerie
Pour tous
Les fous,
N'est-ce pas ma jolie ?
ELLE BOUDE
__________
Elle boude. Sait-elle pourquoi ? Non :
Parce qu'elle est jolie.
Mais il suffit de prononcer son nom,
Avec mélancolie,
Pour qu'aussitôt nous nous sentions plus prêt
Très près, plus près encore.
Qui sait ? Peut-être le fait-elle exprès
La folle que j'adore ?
POUR QU'ON L'ADMIRE
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Je ne bougerais pas mon bras
Pour un empire.
Souris autant que tu voudras
Ou, mieux, admire
La grâce exquise de ce chat
Que je vénère.
J'écrivais lorsqu'il s'approcha
D'un air sévère,
Voluptueux et très subtil.
Or, j'étais nue,
Je crois, ou presque, paraît-il.
Quelle tenue !
J'en rougirais si c'était laid.
Et vous, ma chère ?
Quant au chat, point ne s'en allait.
Bien au contraire.
Ouvrant sur moi ses grands yeux d'or,
Ses yeux de fée,
Il s'arrêta, me rit encor
Plus dégrafée,
Me flaira toute, et, satisfait,
Posa sa tête
Sur mon sein nu. Ceci fut fait
Par cette bête
Qui rêve et dort entre mes bras.
Tu peux sourire,
Sourire autant que tu voudras,
Fais mieux, admire.
La Plume de Tolède.
Gil Blas (Paris. 1879). 1911/05/19.
LES REINES DE PARIS
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JANE DORTZAL
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Fut couronnée reine de beauté au concours du Gil Blas par un triumvirat qui s'appelait, Falguière, Rodin et Henner. Ce fut l'inverse, du fameux jugement de Paris, où trois déesses se présentèrent devant un homme : ici, une seule déesse fut proclamée belle, entre toutes par trois hommes d'indiscutable compétence.
Jane Dortzal a la beauté grave, majestueuse, la beauté qui commande l'admiration et le respect, la beauté qui fait rêver. Ses traits n'ont point les lignes impeccables et froides de l'esthétique grecque ; son image a plus de joliesse. Avec ses grands yeux profonds comme une nuit d'été, sa chevelure qui, se déroule en volutes sombres et merveilleusement moirées, la fleur rouge qu'est sa bouche, elle évoque les sultanes d'Orient et fait penser à la troublante Zorah de Mahomet. Sa beauté sérieuse a en même temps quelque chose de wagnérien et rappelle la femme-fleur de Parsifal.
Lorsqu'elle apparut, radieuse, dans l'apothéose qui couronna notre fête, ce fut plus, que de l'enthousiasme, il y eut par toute la salle un recueillement admiratif.
Jane Dortzal va débuter prochainement au Vaudeville, et le soir de sa première apparition sur la scène du boulevard des Italiens, comptera certainement parmi les plus sensationnels événements.
X. X …
Gil Blas (Paris. 1879). 1899/07/06.
Jane Dortzal fut proclamée reine de beauté dans le concours, organisé par Gil Blas ; alors que Vénus, aux mythologiques époques, fut. Couronnée "belle des belles " par un seul homme, Jane Dortzal fut sacrée par une assemblée nombreuse, enthousiasmée par sa merveilleuse plastique.
Ce triomphe ne lui suffit point ; Jane Dortzal ambitionnait les gloires de la scène. Elles lui seront certainement acquises, lors de sa première apparition, qui va se produire sensationnellement au Vaudeville, dans la Bonne Hôtesse, la comédie de MM. Ambroise Janvier et Maurice Ballot.
Gil Blas (Paris. 1879). 1899/09/02.
LA VIE THEATRALE
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Avant-Première
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Au théâtre de l'Œuvre : "Le perce-neige et les sept gnomes"
Mlle Jeanne Dortzal l'auteur applaudie de Stenio et du Jardin merveilleux, a envoyé à notre collaborateur Charles Bert la charmante lettre que voici relative à sa nouvelle œuvre, le Perce-neige et les sept gnomes :
Cher monsieur,
" Je vous envoie bien volontiers les renseignements au sujet du Perce-neige et les sept gnomes, dont le théâtre de l'Œuvre donne ce soir, à Fémina, la répétition générale.
"J'ai tiré ma comédie - en quatre journées et trois tableaux - d'un conte de Grimm, enfantin et chaste, mais surtout captivant, que je lus dans ma prime jeunesse et qui s'était cristallisé dans mon imagination. Je l'ai amplifié parce qu'il ne suffisait pas à remplir quatre actes et je l'ai développé, en créant deux personnages, celui du principal rôle que remplira M. de Max et celui du Prince crapaud. Je me suis néanmoins efforcée de conserver à cette histoire son charme de candeur et de Simplicité ; ma pièce n'en reste pas moins une de celles que tout te monde peut voir, une sorte de féerie dans laquelle j'ai introduit une idylle en essayant de conserver le côté allemand et enfantin de la légende.
" M. Lugné Poë a apporté à la mise en scène ses soins scrupuleux et son âme d'artiste ; il m'a aidée avec tout son talent à créer autour de cette légende une atmosphère de vérité ; l'humble cabane des gnomes, le palais du roi, sont autant d'illustrations qui séduiront le public très artiste du théâtre de l'Œuvre.
" Enfin - et ne sera-ce pas le plus grand attrait du spectacle ? - le maître Massenet a bien voulu écrire la musique de scène de ma pièce ; vous entendrez, au premier tableau, une phrase musicale, puis deux mélodies chantées dans la coulisse par Mme Pioch, la femme du distingué directeur de Musica !
"Vous me permettrez de ne pas vous parler de moi-même : tout ce que je puis dire, c'est que j'ai fait de mon mieux, emballée par un sujet qui plaisait tant à mon romantisme impénitent. J'ai écrit la pièce en vers réguliers, avec un grand souci de la forme.
L'interprétation que m'a donnée M. Lugné Poë est de tout premier ordre, avec M. de Max dans le principal rôle, M. Adès et Mme Théray, le roi et la reine ; Mlle Sylvie, l'exquise comédienne qui donne tant de charme à chacune de ses créations ; MM. Karle et Tramond, Mlle Mona Gondré en gnome, et enfin - ce qui ne manquera pas d'amuser et d'intéresser - toute une troupe de petits enfants, dont vous ne pouvez pas vous imaginer le talent, en dépit de leur jeune âge.
"Tout ce que je demande au public qui viendra me juger ce soir, c'est de prendre à l'audition de ma pièce autant de plaisir que j'en ai eu à l'écrire.
"Recevez, etc.
"Signé : JEANNE DORTZAL
Gil Blas (Paris. 1879). 1909/02/01.
Dix ans après.
Voilà dix ans que Mlle Jeanne Dortzal, toute jeune, très jeune, abandonna le Conservatoire pour débuter au Vaudeville. Elle est, on le sait, un poète délicieux, dont notre confrère Edouard Beaudu rappelle les vers, parus en 1904, dans un volume de poésies : Vers l'infini.
Pour la dernière fois, j'ai revue la maison
Où dort comme un enfant mon rêve de malade.
Pardon de n'avoir pu rester ta camarade,
Mon pauvre amour était plus grand que ma raison.
Dans tout ce livre était répandue une sensibilité émue très attirante, une grâce mélancolique qui plaisait infiniment. Vers de tristesse et d'amour, vers exquis dans lesquels s'épanchait le cœur d'une poétesse sincère.
Depuis Mlle Dortzal s'est laissée reprendre par le démon du théâtre, cette fois comme auteur, et Le Perce-Neige et les sept gnomes, que Paris applaudit hier soir, au théâtre de l'Œuvre, prouve, une fois de plus, son talent fin et délicat.
Gil Blas (Paris. 1879). 1909/02/02.
Le Théâtre
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Au Théâtre FÉMINA. - Représentation de l'Œuvre : Perce-Neige et les sept gnomes, conte en vers, en quatre journées, adapté de Grimm par Mlle Jeanne Dortzal, musique de scène de M. Massenet ; la Chaine, drame en un acte de MM. Maurice Level et Jacques Monnier.
Je crois bien qu'il ne faut pas porter sur la scène un conte de fées ou une vieille légende sans y ajouter une interprétation personnelle. Le poète qui se contente de parer de vers les récits anciens fait un ouvrage inutile et qui risque d'ennuyer les spectateurs. Ils s'intéressent au premier tableau qui a le charme des souvenirs enfantins. Ils estiment ensuite qu'il n'était pas nécessaire d'aligner en si grand nombre d'alexandrins pour raconter une histoire trop connue et, malgré l'ingéniosité du metteur en scène, les décors et les costumes ne sont jamais aussi beaux que ceux que nous avons rêvés.
Mlle Jeanne Dortzal, qui a écrit des poèmes d'un idéalisme généreux, a formé le dessein de tirer une pièce de Perce-Neige et les sept Gnomes, le joli conte de Grimm. Je l'ai relu dans la charmante adaptation qu'en a donnée M. Henry Duvernois, l'auteur de cet exquis roman, Crapote. Je savais, en arrivant au théâtre, que la princesse Perce-Neige avait excité par sa beauté la jalousie de sa marâtre, la Reine. Celle-ci ordonna de la tuer. Mais le vieux serviteur, chargé de cet assassinat, eut pitié de l'enfant comme l'esclave qui sauva les jours d'Œdipe. Il abandonna l'adolescente dans une forêt. Elle alla à l'aventure, et rencontra la maison des sept gnomes qui lui firent bon accueil.
Mais la reine apprit que Perce-Neige n'était pas morte. Elle alla vers la demeure des nains. Elle était déguisée en vieille femme et elle offrit à la belle un ruban. - ce qui lui permit de l'étrangler. Perce- Neige ne mourut pas. La reine revint alors, sous un autre costume, et peigna les cheveux de Perce-Neige. Le peigne était empoisonné. Cependant Perce-Neige survécut. La reine prit l'aspect d'une fermière et donna à Perce-Neige une pomme empoisonnée comme le peigne. Perce-Neige expira. Les gnomes la placèrent dans un cercueil de verre qui se brisa le jour des funérailles. Le choc fut si violent que des lèvres de la belle sortit, la mauvaise pomme. La reine fut étouffée par la rage et Perce-Neige épousa un prince charmant.
Ce conte nous prouve que la coquetterie et la gourmandise sont de dangereux péchés, mais que les belles peuvent, sans danger, les commettre. Des divinités mystérieuses veillent sur elles et les sauvent de tous les périls.
Mlle Jeanne Dortzal a suivi le conte de Grimm. Elle a supprimé l'épisode du peigne. Elle a ajouté à la pièce un personnage, Karl, qui est un gnome poète.
C'est lui qui devient, au dénouement, le mari de Perce-Neige. Il triomphe aisément au vieux prince Crapaud qui, cependant, est puissant. Mlle Dortzal montre un profond mépris pour le pouvoir et, aussi, pour l'or. Elle méprise les gnomes qui cherchent, dans le sol, le métal précieux. Elle estime plus que tout la poésie et Karl est chargé de nous dire que le poète est au-dessus de toute l'humanité. Il célèbre le vers :
Des vers ? Ce sont des mots vibrants, pleins d'harmonies,
Résumant la douceur des choses infinies :
La beauté des couchants, l'or des matins frileux,
Le vent fou, l'inconnu des pays fabuleux,
Le galop fantastique à travers la Cocagne,
Les rêves, les désirs, les châteaux en Espagne,
Ce qui fait vivre enfin ! Ce qui, malgré la mort,
Jette à travers l'espace un immortel accord !
Perce-Neige prononce aussi de bien jolies paroles. Elle rappelle le souhait que formait sa mère :
Quelle belle couleur, dit-elle. Ah ! je voudrais
Que le ciel apportât soudain dans ce palais
Un enfant plus joli que l'aube et la lumière,
Plus blanc que les flocons qui tombent sur la terre ;
Son corps, la pureté de forme qu'ont les lys,
Son corps, la pureté de forme qu'on les lys,
Son teint prendrait l'éclat des roses du Bengale,
Et sa bouche, semblable à deux rouges pétales,
S'entrouvrait… Mais à peine avait-elle dit
Ces mois qu'une sorcière horrible lui tendit
Un tout petit enfant qu'elle posa près d'elle.
Ecoutez son émoi, dans la forêt :
J'ai vécu là vingt jours, me nourrissant de miel,
De fruits verts, me gorgeant de soleil et de ciel !
Buvant l'eau des fruits, dormant au bord des sources,
N'ayant que le frisson des feuilles pour ressources.
Il me semblait parfois entendre au fond des nuits
Un tumulte divin ! Tous les astres, sans bruit,
Glissaient et se perdaient dans le soir plus immense…
Peur la première fois, j'ai compris le silence.
De tels vers suffisent à expliquer pourquoi M. Lugné-Poë a monté la pièce de Mlle Dortzal. Il est évident que le dernier acte en est obscur et verbeux et que, dramatiquement, cette féerie n'a qu'une valeur médiocre. Mais le premier tableau en a paru tout à fait charmant et, pendant toute la soirée, de jolis couplets ont obligé le public à applaudir.
M. de Max a merveilleusement dit les vers de Mlle Dortzal. Il a représenté le poète Karl avec ingénuité, avec malice, avec puissance.
Mlle Sylvie est délicieuse. Elle exprime toute la poésie de Perce-Neige. Ses yeux sont légendaires, sa voix est douce, ses gestes sont adorables. La Comédie-Française devrait s'attacher Mlle Sylvie. M. Claretie qui assistait à la représentation devrait songer à lui ouvrir les portes de la Maison qui n'a, comme ingénues, que Mlles Lifraud, Bovy et Bergé. Parmi, les gnomes, il convient de féliciter la jeune Mona Gondrê qui a de l'entrain et de la gaieté.
Le spectacle commençait par un drame assez pénible de MM. Maurice Level et Jacques Monnier, la Chaîne. Mme Jardy, qui vient de perdre son mari, lit le testament qu'il lui a remis. Elle apprend ainsi que toute la fortune va à un établissement de charité. Cette révélation irrite son amant, Chalindret. 11 décide d'abandonner la veuve pauvre et il lui dit de cruelles vérités. Mais le notaire arrive. Il apporte un testament postérieur à celui que possède la veuve. Le défunt lègue tous ses biens à sa veuve, à condition qu'elle épouse Chalindret. Une lettre explique que ces deux testaments furent imaginés pour démontrer l'infamie de Chalindret.
La veuve renoncera-t-elle à la fortune, ou consentira-t-elle, pour être riche, à être la femme de l'odieux Chalindret.
La femme de chambre arrive :
- Madame, c'est la couturière. Gardez-vous la robe de cent cinquante francs ou celle de six cents ?
- Celle de six cents !
Donc la veuve prendra pour mari Chalindret.
M. Jacques Marey a tenu avec correction le rôle de Chalindret qui risquait d'être trop odieux. Mlle Suzanne Théray a de l'émotion et de la sincérité.
Nozière.
Gil Blas (Paris. 1879). 1909/02/03.
La " Corbeille de roses", de M. Jean de Bonnefon.
Nous avons applaudi à l'Œuvre, les vers délicatement harmonieux de Mme Jeanne Dortzal.
Nos lecteurs auront le plaisir de lire ce que dit d'elle M. Jean de Bonnefon :
Mme Dortzal n'est pas seulement poète. Elle est aussi, elle est surtout la vivante poésie. Elle nous en avertit dès la couverture de son livre. Une héliogravure reproduit à la première page la Méditation, du peintre Dagnan-Bouveret. Cette méditation est tout simplement le portrait de Mme Dortzal. Cette tête de Méditation est une divine Aurore, une aurore qui a oublié sur son beau front, dans la gloire du jour qui se lève, la dernière étoile de la nuit.
L'attirance de ce portrait vient moins de l'éclatante beauté qui monte vers le regard que de la profondeur de sa pensée. La profondeur est une chose rare partout, mais surtout en peinture, où la tendance va vers l'éclat.
Etrange harmonie, les vers de Mme Dortzal ont précisément la qualité qui se révèle dans le tableau de Dagnan-Bouveret, reproduit à la première page du livre : ils sont discrets et profonds, qu'elle peigne des "soirs de verveine et de roses", qu'elle montre le printemps tout doucement cambré dans son corset vert ; qu'elle promène le spectateur dans le Jardin merveilleux, scène romantique qui fut jouée un soir de printemps, par deux êtres de printemps : Mlle Sylvie et M. Vargas.
L'amour sincère des campagnes idéales, des fleurs brassées à plein cerveau, donne à la poésie de Mme Dortzal son originalité rose et mauve de fleurs, croulant dans la lumière et entr'ouvrant des corolles d'amour.
Gil Blas (Paris. 1879). 1909/02/04.
Le 21 décembre, pour l'anniversaire de Jean Racine, la Comédie-Française donnera Andromaque, avec MM. Mounet-SulIy, Paul Monnet, Mmes Bartet, Segond-Weber ; les Plaideurs, avec MM. G. Bert, Siblot, Dehelly, Mlle Lifraud, et là-propos de Mlle Dortzal, les Cloches de Port-Royal
Gil Blas (Paris. 1879). 1911/12/15.
Echos & Nouvelles
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POTINS.
Les privilégiés qui auront accès dans la parnassienne et élégante demeure où rayonne la, divine Jane Dortzal, la belle poétesse, y retrouveront la plupart des meubles qui ont orné le palais de Valtesse de la Bigne. Un meuble surtout, un véritable bijou artistique, d'une extrême rareté, a, depuis quelques jours, sa place dans le boudoir où la Muse aux cheveux d'ébène procède au délicieux mystère de sa toilette. C'est une "coiffeuse", en marqueterie du plus pur style Louis XVI, signée Jacob et ornés d'une superbe glace de Venise. Le miroir, dans lequel se mira si souvent la belle Valtesse, reflétera désormais l'image radieuse de Jane Dortzal. Les objets, comme les êtres humains, ont leur destinée : voici un miroir, qui décidément fut créé pour l'usage des reines.
Gil Blas (Paris. 1879). 1902/06/13.
Propos de Coulisses
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M. Ginisty vient d'engager Mlle Jeanne Dortzal, une jeune comédienne qui fut remarquée au théâtre du Vaudeville et qui débutera à l'Odéon dès les premiers jours de la saison prochaine.
Gil Blas (Paris. 1879). 1902/06/27.
Echos
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Des vers.
Nos lecteurs connaissent déjà les vers de Mlle Dortzal. Ils savent combien cette belle et émouvante comédienne est un poète ardent, sincère et tendre. Dans les deux pièces qui suivent, ils retrouveront et ils goûteront à la fois l'harmonie de la pensée, la richesse des images et la pureté de la forme.
Son âme est artiste et généreuse, et son esprit à la fois curieux et tourmenté. Sa sensibilité presque maladive la fait souvent souffrir avec une douloureuse acuité de mille petits riens que d'autres femmes ne remarqueraient pas et qui, en tous cas, les laisseraient indifférentes. Eprise de la beauté, soucieuse d'un idéal qu'elle a placé très haut, Mlle Dortzal a su conserver comme un précieux viatique, dans le rude voyage de la vie, des illusions dont elle ne rougit pas et des enthousiasmes qu'elle ne songe pas à refréner.
La fierté délicate de son cœur, la perfection aristocratique de son goût, l'originalité de ses impressions, sa faculté de saisir, de percevoir et de comprendre les moindres nuances des choses de la vie - surtout des choses du cœur, le choc et le contact de toutes ces qualités tout qu'elle dissimule dans ses vers l'ardeur généreuse et l'élan fougueux de sa pensée et de ses aspirations sous une forme poétique d'une pureté sereine, grave, recueillie - presque classique.
SOLITUDE
Lorsque la lune aura salué la vallée,
Je descendrai là-bas sous les arbres pensifs ;
Tenant toute vers toi mon âme désolée
J'écouterai la nuit frissonner dans les ifs.
Tout se fera petit devant ma peine immense
Car je n'ai pas ce soir bon oœur pour sangloter.
Déjà je sens neiger ides siècles de silence
Dans cette ombre ou j'étouffe et qui va m'abriter.
Vite redescendons la colline, ô mon âme,
La lune nous sourit au fond du vieux ravin
Bien que morte et glacée elle élargit sa flamme !
Faisant la route blanche et le sentier divin.
A genoux si tu sens au cœur une prière,
Mais si le froid des nuits te pénètre et t'endort
Songe que ton amour est rempli de lumière
Et que cela suffit pour attendre la mort.
JE T'AIME
Un soir d'avril ancien tout frémissant de roses,
Un soir bleu, caressé par d'invisibles choses,
Je lui donnai ma bouche, et ce fut, ce baiser,
Comme un aveu du ciel que je venais d'oser.
Les étoiles tremblaient au fond du ciel immense
Ajoutant leur accord au plein-chant du silence.
Qu'avais-je en moi pour m'émouvoir si puissamment !
Je regardais ses yeux, ses yeux profonds d'amant
Que la nuit emplissait d'un bleu presque magique
Et que l'amour voilait d'une ombre maléfique.
Que ne m'emportas-tu, ce soir fou de tendresse !
Nous eussions fait chanter bien haut notre jeunesse
Et par de telles nuits, frémissants, éperdus,
Quels chants n'eussions-nous pas, dans nos cœurs, Entendus !
Ton souvenir, depuis, a dominé ma vie ;
Mon cœur pat, mesurant sa peine à sa folie…
J'ai vécu, mais hélas ! je n'ai rien oublié,
Ton cœur est mort sans un sanglot, moi j'ai crié !
JEANNE DORTZAL.
31 juin 1905. (Date mentionnée sur le journal)
Gil Blas (Paris. 1879). 1906/10/15.
"Sur le Sable "
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Décidément, la femme ne veut plus se Contenter de n'être qu'une jolie femme ; même celles qui ont eu la consécration de la royauté et le suffrage admiratif des peintres, des sculpteurs et des écrivains, sont hantées par l'idée de faire œuvre cérébrale, et d'arriver à la gloire soit par le théâtre, soit par le ciseau, le pinceau ou la plume. Il y a dans cette aspiration vers un idéal plus noble, plus relevé, quelque chose de très beau qu'on ne saurait trop encourager, et, malgré les plaisanteries toujours faciles sur les conquêtes du féminisme, j'avoue que, pour ma part, je ne puis m'empêcher d'être attendri en constatant combien d'heures ont été sacrifiées à un travail acharné, sur les planches, devant le chevalet ou le bureau, heures qui auraient pu être si radieusement consacrées à l'amour. Qui sait, d'ailleurs, si ce ne sont pas ces heures paisibles et discrètes qui laisseront plus tard le souvenir le moins amer ?
Ces réflexions me sont venues justement en lisant les vers Sur le Sable, que Mme Jane Dortzal vient de m'envoyer.
Mme Jane Dortzal - nos lecteurs ne l'ont point oublié - fut la reine de beauté d'un concours fameux organisé par notre cher Gil Blas, reine d'une grâce et d'une distinction si incontestées que, lorsqu'elle entra dans notre salle de délibération, les Rodin, les Henner, les Falguière, les Caran d'Ache, les Gailhard, tous ces juges éminents, cependant blasés par métier, sur la beauté féminine, se levèrent avec un sentiment où le respect se mêlait à l'admiration. Depuis, Mme Dortzal entra au Vaudeville, où ses qualités d'élégance et de charme en faisaient une comédienne d'instinct. A une soirée artistique, pour laquelle j'avais réclamé son concours, je l'entendis réciter des vers harmonieux, empreints d'une mélancolie délicate et qui furent fort applaudis.
- De qui sont ces vers que vous venez de dire, mademoiselle, lui demandai-je, quand elle fut redescendue de l'estrade, au milieu d'une ovation indescriptible ?
- Mais, monsieur, ils sont de moi.
- Vous en avez écrit beaucoup ?
- Oh, plus d'un volume.
- Et vous ne les publierez pas .quelque jour ?
- Si, peut-être ; quoique l'époque ne soit guère à la poésie.
Ce sont ces vers que je trouve aujourd'hui sur ma table. "Vers sur le sable ", comme dit l'auteur, avec une modestie qu'elle tient à souligner, puisqu'elle écrit encore en exergue : "Autant en emporte le vent ", comme si c'était chose frivole, plaisir de dilettante, verve fugitive qu'un peu de brise pouvait effacer en passant. Nous n'avons pas si souvent occasion de connaître "l'éternel féminin " pour que nous ne saisissions pas, avec empressement, toute occasion de soulever un petit coin du voile qui le couvre. Or, ces vers dénotent un cœur de vraie femme déjà mûri par la douleur et la passion. En dépit de la jeunesse et des voies ensoleillées, parfumées et fleuries, devant lesquelles l'auteur se trouve à son entrée triomphale dans la vie, ses accents viennent d'une âme en deuil pleine de doute, envahie par l'affreux mal du siècle :
Sentir son cœur en désarroi
Pour une infinité de choses,
Souffrir, sans trop savoir pourquoi,
Sans raison, et pour tant de causes…
"Sans raison et pour tant de causes", n'est-ce pas d'une subtilité bien féminine, avec ce vague et têtu "parce que" que nos amies opposent parfois à nos demandes indiscrètes et qui, pour elles, répond à tout… et à rien. Ne savons-nous pas, qu'en matière de sentiments la femme a des raisons que la raison ne comprend pas ? Parfois, dans cet ordre d'idées, le vers atteint une réelle grandeur, une véritable éloquence. Indignatio facit versus, disaient les anciens. L'indignation fait le poète, mais l'amour aussi fait vibrer les cordes de la lyre. Ecoutez plutôt :
Qu'importe la tristesse éternelle des jours !
N'avons-nous pas reçu les minutes suprêmes ?
Ce que je t'ai donné demeurera toujours,
Rien ne peut empêcher désormais que tu m'aimes.
Croyant loin les hiers et nouvelle la route,
Nous marchons, sans savoir, vers d'autres lendemains,
Sans nous apercevoir que, guidés par le doute,
Nous repassons toujours par les mêmes chemins.
Ah ! comme c'est vrai, ce perpétuel recommencement de l'éternelle chanson, ce grand départ pour le tour du monde, avec le char qui verse dans la banlieue à Versailles ou Saint-Germain ! Et pourtant, la vie est belle ! Avec sa compréhension très vive des choses de la nature, Mme Jane Dortzal apprécie toutes les merveilles du cadre qui l'environne. Il y a des paysages qui ont tout le flou des paysages de Corot, tout l'éclat des vues vénitiennes de Ziem éclaboussées de lumière.
La lune en fin croissant dans l'air bleu se balance,
Le soleil en beauté vient de mourir, là-bas,
Le paysage rêve en un profond silence,
C'est l'heure appesantie au long des chemins bas.
Lisez cette description de l'été. Cette fois le beau soleil de messidor a triomphé de la mélancolie habituelle de l'auteur. Ses rayons ont dissipé les brumes grises. Comment ne pas aimer avec bonheur quand le ciel est si bleu, et quand les roses sentent si bon ?
La splendeur de l'été nuance d'or les choses,
On a peine à marcher tant vous semblent moroses
La grand'route poudreuse et les coteaux brûlants.
Et tandis qu'à mes pieds les blés étincelants
Appellent au travail moissonneurs et glaneuses,
Les grillons font monter leurs chansons enjôleuses
Que j'écoute, charmée, au bord du grand chemin,
Présageant à mon rêve un joyeux lendemain.
Mais, une fois de plus, l'orage arrive, fauche les épis avec les espoirs, qui tombent "ailes grandes cassées". N'est-ce pas joli ? Toutes les femmes, toutes celles qui ont aimé, et qui souffrent encore d'avoir aimé, se laisseront bercer par ce rythme câlin, par ces strophes qui endormiront leur douleur avec une musique comme celle qu'on murmure près des berceaux des petits enfants. Musique à effet pour les cœurs endoloris, musique un peu grave, que je voudrais parfois voir éclairée de quelques trilles, en manière de sourire, mais qui détonnerait peut-être avec l'ensemble général du livre tout empreint d'une mélancolie très douce. Quel compositeur voudra faire chanter ces vers délicieux :
Les aveux sont des roses blanches
Qui fleurissent en nôtre cœur,
Le ciel sourit entre les branches,
Bénissant ta chère pudeur.
Les aveux sont des roses blanches
Les aveux sont des roses rouges,
Ta lèvre à mordu mon désir !
Plus rien autour de nous ne bouge,
Oh ! tes yeux las, fous de plaisir !...
Tes aveux sont des roses rouges.
Les aveux sont des roses mortes,
Abandonnées en plein été.
Quelques senteurs acres et fortes
Disent ce qu'elles ont été.
Les aveux sont des roses mortes.
Je m'arrête, et m'aperçois un peu tard que cette fois j'ai remplacé mes contes boulevardiers par les vers de Mme Dortzal. Vous y avez gagné, en troquant la prose parisienne contre la langue des dieux ; je serais heureux, d'ailleurs, si mes citations, trop courtes, vous donnaient envie de lire ce petit livre, ces vers qu'un joli doigt de femme a tracés, comme en jouant "sur le sable", et qui ont, cependant, l'impérissable beauté des choses vraies, vécues et sincères.
RICHARD 0'MONROY.
Gil Blas (Paris. 1879). 1902/02/19.
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France