Marcellin Albert


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Les Annales Africaines 1907

Marcellin ALBERT

Les Annales Africaines - 1907


28 septembre 1907 - N° 39

Depuis quelques semaines, il se répand en Algérie une véritable allégresse : on a la certitude que les vins se vendront bien.
On parle de 1 franc ou 1.25 le degré, et certains prétendent même que les cours atteindront 1 fr. 50 le degré, ce qui mettrait à 18 ou 20 francs le prix de l'hectolitre.
L'an dernier, à pareille époque, le malheureux colon trouvait difficilement preneur à 5 ou 6 francs l'hectolitre. Je crois inutile de vous énumérer les conséquences de ces prix de misère : le colon mis dans l'impossibilité de faire honneur à ses affaires ; l'hypothèque s'abattant lourdement sur sa propriété ; le commerçant des villes atteint par répercussion, puisque les gens des fermes restreignaient leurs dépenses et achetaient à crédit ce qui leur était indispensable et enfin la sombre perspective de l'arrachage des vignes ce qui eût été une désolation et un sacrilège ; car ce pays du soleil semble, par excellence, le pays du bois tordu. Or, que s'est-il passé d'extraordinaire dans nos campagnes où naguère le spectre de la ruine passait par tant de chemins et frappait à tant de portes ?
Est-ce que, comme en 1903, la métropole, ayant une récolte déficitaire demandé à l'Algérie les vins qui lui manquent ? Pas du tout ; il se récoltera en France en 1907 autant de vin qu'il s'en est récolté en 1906. Remarquez que je dis : il se RÉCOLTERA et non pas il se FABRIQUERA... .
L'industrie des fraudeurs semble frappée à mort. Non seulement le Parlement a voté des lois pour les surveiller, les traquer, les châtier, mais il veille à leur stricte application.
Depuis quelques semaines ces malhonnêtes gens ne sont pas à la noce ; recevant inopinément des visites domiciliaires, jugés sans pitié, ils sont condamnés à d'énormes amendes et à la prison. La terreur règne dans ce monde de mercantis qui jetait sur le marché quatre ou cinq fois plus de vin qu'il n'en produisait naturellement.
Les exécutions que l'on a faites de certains de ces fraudeurs qui, pour échapper à la sanction des lois se vantaient de la protection de parlementaires en vue ou de leur parenté avec des ministres, ces exécutions, dis-je, ont suffi pour que le cours des vins fasse, vers la hausse, un bond énorme et que le vin naturel retrouve le prix qu'il mérite et qui permet de vivre au vigneron dont l'opiniâtre labeur l'a fait jaillir du sol.
Ainsi, double résultat : la santé publique protégée, puisque la bistrouille est traquée ; la prospérité revenant dans des régions jadis si heureuses et qui, hier encore, paraissaient vouées à une irrémédiable misère.
Ce double résultat à qui le devez-vous, vignerons d'Algérie ?
A un seul homme, et cet homme c'est :
MARCELLlN ALBERT
Oui, Marcellin Albert, l'humble vigneron d'Argelliers qui malgré les railleries des uns, le scepticisme des autres, en vouant son intelligence, toutes ses heures, une volonté inébranlable à l'œuvre dont il entrevoyait les résultats, a entraîné des foules immenses à l'assaut de cette forteresse qui paraissait invincibles : l'indifférence du Parlement !
C'est lui et pas un autre qui a mobilisé l'immense armée de la misère, tous ces sombres bataillons de gueux qui venaient des plus lointaines campagnes clamer leur détresse au sein des cités.
C'est à son ascendant qu'on a dû ce spectacle grandiose et que le monde n'avait jamais vu, de foules d'un demi- million d'hommes roulant paisiblement leurs vagues et disciplinées au point de ne pas faire entendre un murmure quand Marcellin Albert avait recommandé le silence.
En vérité, cet humble, ce désintéressé, ce modeste est un caractère sublime : et ce qui le rend plus cher encore à ceux qui ont le cœur bien placé, c'est qu'il a connu le reniement des sournois ambitieux qui ont exploité sa popularité au bénéfice de leur ambition, des politiciens éhontés qui, après l'avoir indignement calomnié l'ont fait insulter par la populace abusée.
Les Algériens connaissent cette navrante histoire ; ils y ont puisé un surcroît d'estime pour Marcellin Albert, A ce sentiment s'ajoute celui de la reconnaissance, ils savent en effet qu'en pleine effervescence, alors que des exaltés demandaient contre les vins algériens entrant en France rétablissement d'un droit de 5 francs par hecto qui, par son exorbitance, eût été un véritable droit prohibitif, Marcellin Albert refusa de suivre les violents dans cette voie et prononça ces nobles paroles :
- Les colons algériens sont aussi malheureux que nous ; ce sont des frères de misère ; tendons-leur la main et demandons-leur de s'unir à nous.
Les Annales Africaines ont le grand honneur de compter parmi leurs collaborateurs le promoteur de la croisade viticole. Il nous appartenait donc de prendre une initiative dont nous sauront gré, nous en sommes bien certains tous les Algériens qui aiment et admirent Marcellin Albert. Ils savent que cet homme si courageux, si simple et si bon, les a ardemment défendus et que c'est à lui seul qu'est due l'énorme hausse qui vient de se manifester dans le cours des vins. Ils s'associeront donc aux Annales dans l'hommage qu'elles désirent lui adresser en lui offrant un objet d'art par souscription publique.
Nous vous prions donc, chers lecteurs qui si souvent nous avez donné des témoignages d'estime et de solidarité, nous vous prions de vous unir à nous en cette circonstance. Envoyez-nous votre obole, si faible soit-elle ; demandez à vos amis d'envoyer la. leur. Que les citadins s'unissent aux colons dans cette manifestation qui fera honneur à l'Algérie.
L'objet d'art qui synthétisera les sentiments de reconnaissance et d'admiration des Algériens pour Marcellin Albert, nous le lui offrirons à Alger même où nous espérons bien décider l'entraîneur de foules à venir, pour constater par la façon dont on l'acclamera, que si l'âme des Algériens est aussi ardente, aussi enthousiaste que l'âme des populations du Midi de la France, elle est moins ingrate et plus généreuse.

Ernest Mallebay

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Les Mémoires de Marcellin Albert

AVANT-PROPOS

Il y a quelques mois à peine, jusqu'alors profondément ignoré, commençait à soulever l'enthousiasme de tout le Midi-viticole.
Ce nom, plus de 800.000 hommes le criaient bientôt, dans une acclamation formidable, aux échos de la France entière. C'était celui de Marcellin Albert.
Mais voici que l'idole des Gueux semble aujourd'hui reniée, bafouée, vilipendée par ses adorateurs d'hier.
Pourquoi cette apogée soudaine ?
Pourquoi cette déchéance subite ?
C'est à Marcellin Albert lui-même qu'il appartenait de le dire.
Nous l'avons compris.
Nous ne pouvions pas ne pas nous intéresser, en effet, à l'action de cet homme simple, étranger à toutes les compromissions de la politique, d'une obstination si superbement héroïque. De même l'abandon de ses anciens amis ne pouvait nous laisser insensibles.
Et voilà pourquoi nous avons ouvert à Marcellin Albert les colonnes des Annales Africaines.

CHAPITRE PREMIER

Mes Premières Armes

Comment, de 1900 à 1907, traité d'illuminé et de fou, j'essayai malgré les intrigues politiciennes, d'ouvrir les yeux de mes frères sur la détresse du midi viticole.

I

" Périsse la vigne pourvu que la politique soit sauve ".

C'est en 1900 que je commençai à prendre une part très active au mouvement de défense viticole dont je suis le promoteur. Cette année avait été mauvaise : elle s'était douloureusement signalée par une mévente extraordinaire. D'autre part, la loi sur le privilège des bouilleurs de cru était abrogée au même moment. Or, il n'y avait pour les vignerons, qu'un moyen d'échapper à la misère qui les guettait : c'était de faire ce que l'on avait fait en 1875 - année désastreuse, elle aussi : distiller la moitié de la récolte et vendre le reste au prix de 12 francs l'hectolitre. Mais la suppression du privilège des bouilleurs rendait cette solution impossible. Paris fabriqua, d'ailleurs, en 1900, deux fois plus de vin qu'il ne lui était nécessaire.
J'entrepris alors une série de conférences, et tous les maires de l'arrondissement se réunirent bientôt a Narbonne.
La politique essayait déjà de se mêler à nos affaires. On ne put s'entendre. "Périsse la vigne, pourvu que la politique soit sauve !" : tel était le cri des politiciens. Ferroul, qui présidait la réunion, ne fit rien à cette époque pour nous aider. Quant à M. Castel, maire de Lézignan, au lieu d'envisager la question à un point de vue purement économique, il finit par donner au débat une allure politique en prétextant que notre campagne pourrait être préjudiciable aux intérêts de la classe ouvrière.
Et comme je rappelais M. Castel à la vraie question, Ferroul me signifia de. me taire. Les maires passèrent alors dans une autre salle où ils se réunirent sans moi.
Jamais, malgré tout, on n'a réussi à m'empêcher de dire très haut ce que je pense sur le vin et la fraude : dans les cafés, dans la rue, sur les places publiques, partout je criais mon idée.

II

Une loi " criminelle "

Et c'est ainsi que nous arrivâmes en l'année 1903 au commencement de laquelle - le 28 janvier exactement - fut votée cette loi vraiment criminelle qui permet le sucrage des vins. A cette date j'avais fini par grouper quelques amis qui m'aidaient à faire des conférences, notamment Ernest Marcouïre, rédacteur à La Dépêche, de Toulouse.
- Quel sujet vas-tu traiter ce soir, Marcellin ? me demandait Marcouïre.
- Je dirai ce qui me passera par la tête, répondais-je simplement.
Beaucoup de propriétaires eux-mêmes, hélas ! Profitant de la nouvelle loi, " sucraient " leurs vins. D'autre part, les vins d'Italie et d'Espagne pénétraient frauduleusement sans cesse en France. De sorte que cette loi sur le sucrage, que certains avaient proclamée d'abord avantageuse pour tout le monde, devait bientôt nous ruiner tous. Aussi, contre elle, fis-je une campagne de conférences acharnée dans de nombreuses communes, sous la présidence du maire assisté de son Conseil municipal.

- Vous ne réussirez pas, vous ne grouperez jamais les vignerons en assez grand nombre, gémissaient les sceptiques.
- Laissez donc faire, disais-je avec douceur et patience.
- Mais comment aboutir ? reprenait-on. C'est comme si vous battiez l'eau avec un bâton. La politique vous fera obstacle un jour ou l'autre.
... Bientôt! Cependant, cinq villages marchaient derrière moi : Bize, Mirepeisset, Ginestas, Ouveillan, Montouliers.

III

Les parlementaires impuissants.

Vers le milieu de septembre 1903, m'étant rencontré avec M. Aldy, député de Narbonne, - l'un des 14 qui ne votèrent pas la loi sur les sucrages _ je lui dis :
- Pourquoi, à la rentrée des Chambres, ne demanderiez-vous pas l'abrogation de cette maudite loi que vous avez combattue ?
- Nous ne sommes que 14, répliqua M. Aldy, c'est-à-dire impuissants.
- Comment, éclatai-je, impuissants ?... Mais passez-moi donc votre écharpe et je me charge de renverser la majorité parlementaire avant longtemps.
Le 30 septembre 1903, je provoque une réunion au théâtre d'Argelliers, à laquelle j'invite M. Sarraut, le député de la circonscription. Mais - chose curieuse - en ouvrant la séance, le président, M. Maillé, oubliant que j'ai pris l'initiative de la conférence, donne immédiatement la parole au citoyen Sarraut, comme si je n'avais pas été présent dans la salle.

Je me lève aussitôt :
- Vous n'avez pas le droit de donner la parole au citoyen Sarraut, dis-je au président.
Et me tournant vers l'orateur :
- Veuillez vous asseoir, je vous prie, monsieur Sarraut. Je demandai alors au public qui devait parler le premier.
- C'est vous, c'est vous ! Tel fut le cri unanime et spontané de la foule.
Dans mon discours, j'exposai donc les inconvénients de la loi du 28 janvier 1903 ; je dénonçai aussi les fautes commises. Et je terminai en annonçant que, si les choses allaient ainsi de mal en pis, on ne vendrait pas l'hectolitre de vin plus de 6, 5, ou même 4 francs en 1904.
Ces paroles produisirent une profonde impression dans les esprits, mêlée d'une certaine surprise.

M. Sarraut parla à son tour, reconnaissant l'exactitude de mes observations. Et la réunion ne se termina pas sans qu'il fût quelque peu question de politique vers la fin... 0 fatalité !...
J'avais été trop bon prophète, hélas ! En 1904, le vin se vendait à. 5 francs.
C'était la meilleure réponse - mais combien navrante ! - à ceux qui m'accusaient de folie. Une fois encore, je n'avais eu que trop raison.
Aussi, plus vigoureusement que jamais, je continuai ma campagne contre la loi du 28 janvier 1903, dans un journal publié à Oran. J'échangeai ainsi avec lui des communications sur la crise viticole.

IV

La première réunion publique viticole

Et l'année 1905 s'ouvrit par le lancement d'une pétition réclamant l'abrogation de la loi criminelle qui fut signée par tout le monde à Argelliers.
C'est à peu près à cette époque qu'était déposé, sur le bureau de la Chambre, le projet Doumergue-Ald.y-Sarraut. Ce projet réclamait la répression de la fraude et quelques secours en faveur de la viticulture.
Encore une fois, je fus bon prophète.
- Le projet ne sera pas voté, disais-je.
Il fut repoussé, en effet, à 150 voix de majorité.
Le 16 juin 1905 eut lieu, sur la promenade d'Argelliers, la première réunion publique viticole. Elle se termina par le vote d'un ordre du jour ainsi conçu :
"Les soussignés.
"Se mettent en grève contre l'impôt :
"Réclament la démission des corps élus ;
"Et engagent, les communes du Midi et de l'Algérie à suivre le même exemple aux cris de : Vive le vin naturel ! A bas les empoisonneurs ! "
Cette réunion eut un résultat immédiat : la démission collective du Conseil municipal d'Argelliers.
Presque au même moment, trois ou quatre communes de l'Aude et de l'Hérault démissionnèrent également.

V

Une Pétition qui vaut plusieurs écharpes

Au mois de juillet 1905 se tint à l'Hôtel de Ville de Béziers une nouvelle réunion de maires. Devait-on maintenir le statu quo ou démissionner en bloc ? Telle était la question à l'ordre du jour.
Je m'y rendis avec l'intention de prendre la parole.
- Je suis délégué du département de l'Aude, dis-je en arrivant.
- Vous n'avez pas le droit d'être ici, puisque vous n'êtes pas maire, murmurèrent quelques voix.

- Et vous, vous avez perdu, pour sûr, une belle occasion de vous taire, répliquai-je hardiment. Quand vous arriverez tous ici avec une pétition comme celle que j'ai en poche, vous, pourrez parler, car une pétition comme celle-là vaut plusieurs écharpes. Jusque-là, vous n'êtes pas des maîtres : vous n'êtes que des valets.
En fin de compte, la réunion n'aboutit pas...
- Quand les délégués de l'Hérault prendront l'initiative de démissionner, nous les suivrons, pensaient les délégués de l'Aude.
Mais les délégués de l'Hérault songeaient, en même temps, de leur côté :
- Quand ceux de l'Aude prendront l'initiative de démissionner, nous les suivrons.
Naturellement, personne ne démissionna.

VI

Conférence dans un platane

Huit jours après la réunion des maires, un meeting fut organisé aux arènes de Béziers. Je portais la pétition d'Argelliers collée sur une pancarte. Nous manifestâmes devant la Préfecture et dans toute la ville. Je fus porté en triomphe.
La semaine suivante, les maires se réunirent à Narbonne. J'y allai en compagnie de mon camarade Marcouïra.
Je rencontrai Ferroul qui me dit :
- Tu n'es pas maire ! Tu ne peux entrer.
- C'est bien, répliquai-je. Je donnerai alors une conférence, sur la promenade, et j'aurais plus de monde que vous.
Ferroul se mit à rire.
- Le jour où la viticulture en détresse s'apercevra que vous autres, vous ne faites que de la politique, continuai-je, elle se retournera contre vous.
Et, de ce pas, je me dirigeai vers la promenade. C'était jour de marché, mille personnes environ s'y trouvèrent bientôt réunies. En face le café Continental, je déposai ma pancarte, je montai sur un platane.
- Un jour, m'écriai-je, je vous amènerai ici 100.000 hommes.
Ceci se passait au mois d'août 1905.
Le 5 mai 1907, 100.000 hommes étaient groupés sur cette même place. Et je leur rappelais alors mes paroles de 1905 :
- Je vois d'ici le platane du haut duquel je vous avais promis de vous amener 100.000 hommes. Les voici.
Ce fut tout mon discours.
J'ai toujours eu l'idée fixe, en effet, de soulever les foules afin qu'elles sachent bien quelle crise sévissait dans la viticulture, afin qu'elles prennent conscience de leur misère. Et voilà pourquoi certains me firent la réputation d'être un fou et un illuminé.

VII

Les Maires refusent de démissionner : les responsables

En revenant de Narbonne, nous constituâmes, à la mairie d'Argelliers, une commission pour demander l'exonération de l'impôt de 1905, - demande basée sur la mévente des vins et l'imprévoyance de l'administration. D'autres réclamaient simplement le dégrèvement.
Pour la dernière fois, en cette année 1905, les maires se réunirent à Carcassonne, quelques jours après ma conférence sur le platane de Narbonne. C'était toujours la même question à l'ordre du jour : "Faillait-il, oui ou non démissionner ?"

Si les maires de l'Aube avaient démissionné, ceux des Pyrénées-Orientales et de l'Hérault auraient, sans doute, suivi le mouvement. Mais à une majorité de 20 voix sur 150 votants environ, les maires décidèrent encore une fois de maintenir le statu quo. MM. Ferroul et Castel, maire de Lézignan, sont responsables, dans une certaine mesure, de ce vote, car s'ils s'étaient prononcés le moins du monde en faveur de la démission, ils auraient entraîné tous les autres avec eux.

VIII

Un mot qui répand la terreur...

... A partir du mois d'août 1905, le mouvement commença à décroître de plus en plus...
La municipalité d'Argelliers pensa alors à reprendre sa démission.
Je protestai énergiquement dans une réunion tenue aux écoles.
- Il faut montrer, affirmai-je, que la commune d'Argelliers est toujours la première pour défendre la viticulture. Voici donc ce que je vous propose. Le jour du scrutin, tous, obéissant au même mot d'ordre, nous nous abstiendrons d'aller voter. Mais le second jour, c'est-à-dire le dimanche suivant, nous voterons tous et nous réélirons le Conseil démissionnaire. Ceci, pour bien montrer à l'administration que nous sommes toujours sous la discipline, l'arme au pied.
Tout allait fort bien, lorsqu'un mot malheureux jaillit de la foule :
- C'est donner huit jours de crédit à la Réaction !
L'effet fut brutal. Un affolement général s'empara de tous les esprits. Le Conseil municipal réélu rentra aussitôt en fonctions. Tout était fini...
... Mais il me restait la pétition.
Or, la commune de Salles d'Aude avait demandé également l'exonération de l'impôt de 1905. Ayant donc appris par les journaux que le maire de Salles avait appelé les contribuables pour les informer que leur demande avait été favorablement accueillie par l'administration, tandis que nous, à Argelliers, nous n'avions aucune réponse, j'écrivis au maire d'Argelliers, protestant contre cette inégalité de traitement. Il semblait y avoir deux poids et deux mesures. Pourquoi ? Il s'ensuivit une polémique très longue entre le maire et moi le maire m'accusant d'avoir surpris la bonne foi des propriétaires quand je fis signer ma pétition. Entre temps, j'avais écrit au maire de Salles, lui demandant s'il était vrai que ses administrés fussent exonérés de l'impôt de 1905. J'attends encore sa réponse.
En fin de compte, la commune, de Salles comme celle d'Argelliers fut simplement dégrevée.
C'est ainsi que nous arrivâmes en 1907, j'avais toujours ma pétition : elle allait être d'un puissant, secours.

CHAPITRE DEUXIÈME

LES FOULES TRIOMPHALES

Pourquoi j'ai réussi à soulever le Midi

Au début de l'année 1907 - Le 18 janvier et le 22 février - MM. Brousse et Razimbaud, députés, interpellèrent le gouvernement au sujet des fraudes dans la viticulture. Je leur adressai un télégramme de félicitations rédigé en ces termes.
"Les viticulteurs d'Argelliers vous félicitent d'avoir défendu à la Chambre avec autant de courage et d'à-propos la cause de la viticulture méridionale."
En même temps, j'envoyais une autre dépêche à M. Clemenceau :
"La loi du 28 janvier 1903 (loi autorisant le sucrage des vins) est criminelle. Il faut l'abroger. Nôtre situation est malheureuse. Un choc peut se produire si le remède n'est pas apporté ; et si un choc se produit, les clefs qui ouvriront les portes des prisons ne pourront jamais rouvrir les portes des tombeaux."
Le 11 mars 1907, la Commission d'enquête nommée par la Chambre devait se réunir à Narbonne. Je profilai des huit jours précédents pour préparer l'opinion des populations.
Je me faisais ce raisonnement : "J'ai échoué en 1900. J'ai échoué en 1903, j'ai échoué en 1905. Que faire pour réussir en 1907 ?..."
La solution ? Elle m'apparut être celle-ci :
Il faut unir toutes les classes, tous les partis, toutes les bonnes volontés, afin que le mouvement n'ait aucune allure politique. Il faut ainsi faire comme un solide alliage dont aucun des éléments ne puisse se dissocier.
La veille et l'avant-veille de la réunion de la commission, c'est-à-dire le 9 et le10 mars, je fis donc à Argelliers des conférences en faveur de cette œuvre de paix et d'union.
"Nous ne vivons pas de politique ! C'est, d'abord, le problème économique qui nous intéresse. C'est celui-là qu'il faut résoudre avant tout." Telle était l'idée maîtresse de mes discours. Est-il besoin d'ajouter qu'elle rencontrait un accueil unanimement enthousiaste ?
Certains me disaient :
- Il ne faudra pas parler à la Commission de la pétition de 1905.

J'étais d'un avis absolument opposé. Aussi je fis voter à la réunion du samedi un ordre du jour maintenant la pétition contre la loi autorisant l'emploi du sucre dans la vinification et réclamant la taxe différentielle des alcools, la déclaration de la récolte, le recensement chez les négociants, l'exercice chez les débitants, etc..
Et, à la réunion du dimanche,, je déclarai :
- Que tous ceux qui veulent me suivre, m'accompagnent demain à Narbonne !
Il y en eut 87 exactement : une soixantaine s'y rendirent à pied ; les autres en chemin de fer.

II

Ce que fut la réunion de la Commission d'enquête à Narbonne


On nous fit, avant le départ, toutes sortes de petites misères. On nous déroba la plupart, de nos tambours et de nos clairons. Il nous en resta assez cependant pour pouvoir battre le rappel. Chacun avait dans son sac tout ce qu'il fallait comme victuailles.
Arrivés à Narbonne, nous restâmes aux abords de la gare, attendant la Commission avec tambours et clairons.
Voici la commission. Je fais battre aux champs. Puis, nous nous mettons en rangs et nous nous dirigeons vers la sous-préfecture.
A midi, les quatre délégués - Bourges, Cède, Muraille Pierre et moi - furent introduits dans la salle où était réunie la Commission
Je remis aussitôt au président, M. Cazeaux-Cazalet, la pétition de 1905 et, l'ordre du jour voté à la réunion du 9 mars à Argelliers.
Un peu étonné, M. Cazeaux-Cazalet me dit :
- voilà, certes, un précieux document. Pouvez-vous me le confier?
- Mais certainement. Je l'ai apporté à cette intention.
MM. Brousse et Razimbaud vinrent, alors me serrer la main.
- Nous venons d'allumer notre dernière chandelle, leur dis je. Si vous attendez encore, nous n'y verrons plus clair.
- Je vous promets, conclut textuellement M. Cazeaux-Cazalet ; je vous promets, au nom de tous mes collègues, que nous ferons tout pour que vous ayez complète satisfaction.
... Nous allâmes ensuite déjeuner tous ensemble. Puis, en chantant la Vigneronne, nous fîmes le tour de la ville, manifestant sur la place de la mairie, et devant la sous-préfecture.
... Nous étions bien fatigués... Quelques propriétaires du pays nous payèrent le voyage en chemin de fer pour rentrer à Argelliers.

III

Le 18 Mars nous étions 2.000 et le 9 Juin : 800.000.

La série des grands meetings viticoles organisés dans les principales villes du Midi s'ouvrit avec celui d'Ouveillan qui réunissait, le 18 mars 1907, les villages de Mirepeisset, d'Argelliers et de Bize. Il comptait environ 2.000 personnes.
Le second eut lieu à Coursan, le 14 avril, avec 9.000 personnes. Le troisième à Capestang, le 21 avril, avec 15.000. Le quatrième à Lézignan, le 28 avril, avec 27.000. Le cinquième à Narbonne, le 5 mai, avec 100.000. Le sixième à Béziers, le12 mai, avec 160.000. Le septième à Perpignan, le 19 mai, avec 200.000. Le huitième à Carcassonne, le 26 mai, avec 250.000. Le neuvième à Nîmes, le 2 juin, avec 300.000. Enfin, le dixième eux lieu à Montpellier, le 9 juin, avec 800.000 personnes.

IV

Le "Serment des fédérés " Ferroul entre dans le mouvement. L'ultimatum du 9 juin

C'est au meeting de Narbonne, le 5 mai, que je fis prêter à la foule le célèbre et solennel Serment des fédérés :
"Nous jurons tous de rester unis pour la défense de la viticulture. Celui ou ceux qui, par ambition ou par politique, porteraient préjudice à la motion première, seraient jugés, condamnés et exécutés séance tenante. "

Ce ne fut guère plus de trois jours avant ce meeting que Ferroul, maire de la ville, entra dans l'action, alors qu'on avait été le pressentir en vue de l'organisation du meeting: Il parut, dès lors, très désireux de déplacer à Narbonne le centre du mouvement : il nous en fit même une fois la proposition qui fut repoussée par le Comité d'initiative.
L'ultimatum du 9 juin - qui, j'en suis convaincu plus que jamais, fût une grande faute - a été voté au meeting de Béziers.

Pendant que je causais, avec le maire de Baïxas, j'entendis quelqu'un émettre cette idée d'un ultimatum. Et, prenant bientôt la parole, Ferroul annonça que si, le 9 juin, le gouvernement ne nous avait pas donné satisfaction, nous proclamerions la grève de l'impôt et la démission collective des municipalités.
Je n'étais nullement partisan de cet ultimatum et je ne m'y suis rallié que parce que tout le monde l'avait voté d'enthousiasme.
A la fin du meeting, je prononçai simplement ces quelques mots :
- Nous ne sommes pas ici pour discuter des projets de loi. Voulez vous, avoir confiance en nous pour continuer la lutte ?
- Oui, répondit la foule, nous n'avons confiance qu'en vous,
- C'est bien, .cela suffit, repris-je alors.
Et la séance fut levée.
Cinq ou six jours avant le meeting de Montpellier, Bourges se retirait du Comité d'initiative d'Argelliers. Je ne veux pas insister sur les incidents de cette nature. Il m'est indifférent d'être attaqué dans ma personne, mais je ne puis souffrir que de telles attaques nuisent au mouvement lui-même. Bourges nous quitta donc, nous demandant seulement de déclarer - ce que nous fîmes aussitôt que rien, dans ce qui venait de se passer, ne pouvait porter atteinte à son honneur.

V

Comment nous nous organisions

Dans la semaine qui suivait chaque meeting nous fédérions de nouvelles communes, nous rédigions notre journal Le Tocsin et je faisais tous les jours des conférences dans les villages.
Absorbé comme je l'étais, je me trouvais donc contraint de négliger la culture de mes terres. Ceux de Montouliers, s'en apercevant, et eurent spontanément la généreuse idée de venir, avec clairons et tambours en tête, travailler mes vignes.
Chaque comité que nous fondions ainsi était constitué sur le programme d'union de toutes les classes que je rappelais tout à l'heure : il était composé de deux administrateurs, deux commerçants, deux propriétaires et deux ouvriers.
A tous ces comités j'avais donné ma plus entière confiance et ceux-là,: d'ailleurs, n'ont pas démérité depuis.
- Vous pouvez faire tout ce que vous voudrez, leur disais-je ; vous pouvez décacheter toutes les lettres. Mais répondez-y toujours, afin de ne pas faire de mécontents.
Nous recevions également de tous les départements fédérés diverses sommes d'argent pour la continuation du mouvement.

VI

J'ai toujours été républicain

Par mon action, j'avais hypnotisé tout le monde.
Peut-être, sans doute même, certains ont-ils eu, en se mêlant à notre mouvement, quelques, arrière-pensées révolutionnaires ou réactionnaires..
Mais, quant à moi, je me suis toujours .placé sur un terrain d'exclusive défense viticole. Ma force, c'est que jamais personne n'a pu soupçonner mes opinions. Aussi, un politicien n'aurait-il jamais pu faire ce que j'ai fait. Et cependant, je suis un républicain sincère ; je l'étais en 1869. Fils de veuve et âgé de 19 ans seulement, je me suis engagé comme volontaire en 1870. Je me suis toujours dévoué à toutes les causes justes.
Ainsi, je me souviens qu'aux élections du 14 octobre 1877, ma présence dans la salle du scrutin fut éminemment utile.
Voici pourquoi. Nous étions 235 républicains dans la commune. Or, au dépouillement du scrutin, 50 bulletins seulement au nom de notre candidat sortirent de l'urne. Nous étions volés ! La population indignée des falsifications commises au détriment des républicains par les .membres du bureau, voulait faire à ceux-ci un mauvais parti. Je m'interposai :
- Au nom de la République, me suis-je écrié, au nom de la République qui n'assassine personne, je vous commande de rester calmes,
.... Et les membres du bureau signèrent un procès-verbal où ils constataient eux mêmes les fraudes commises.

CHAPITRE TROISIÈME

Du clocher d'Argelliers
A la Place Beauvau

I

Une Fausse alerte

Le samedi qui précéda les arrestations, c'est-à-dire le 15 juin, une dépêche nous fut adressée de Saint-Chinian annonçant mon arrestation imminente. De Béziers et de Saint-Chinian, des amis de M. Razimbaud, député de Saint-Pons, et quelques membres du Comité viticole vinrent même avertir M. Bernard qu'un mandat d'arrêt était lancé contre moi. Celui-ci, inquiet, accourut, au milieu de la nuit pour me mettre au courant. J'étais couché. C'est en jetant des caillou contre les vitres de ma chambre qu'il me réveilla. Je me levai, et ma femme descendit ouvrir la porte.
- Il faut partir, dit Bernard aussitôt.
_ En tout cas, protesta ma femme, je ne veux pas qu'il aille à Paris se faire assassiner.
On décide donc que j'irais simplement me cacher dans la campagne.
… Mais ce n'était qu'une fausse alerte.
Et je rentrai chez moi dès le dimanche matin.
Personne, dès lors, ne pensait que les arrestations auraient lieu deux jours après.

II

La nuit des arrestations

C'est, en effet, dans la nuit du mardi 18 au mercredi 19 juin qu'elles se produisirent. Un peu avant une heure du matin, j'entendis du bruit dans la rue : M. Palazi arrivait de Béziers en automobile pour nous prévenir que les troupes étaient en marche sur Argelliers. Je montai sur la terrasse de ma maison afin de demander des renseignements.
- Ma résolution est prise, dis-je immédiatement. Je ne veux pas qu'il y ait du sang versé à cause de moi. Je m'en vais.
Cathala, Bernard et Richard me dirent, de leur côté :
"Il faut partir.
Et ils m'entraînèrent dans une direction quelconque, je ne sais laquelle.
Lorsque nous eûmes marché assez longtemps, je m'arrêtai et refusai d'aller plus loin. Et je revins vers Argelliers les laissant seuls continuer leur route.
Je me dirigeai vers l'église... Le curé se trouvait justement sur la porte.
J'entrai, tandis que le curé, sur mon conseil, allait prénir le Dr Senty, Bourges et Cabanes qui ne se croyaient pas sur le point d'être arrêtés.
Mais ils ne doutèrent plus du sort qui leur était réservé quand ils surent qu'on avait perquisitionné chez eux.
Ils accourent donc :
- Il faut que vous veniez, insistèrent-ils.
- Non, dis-je fermement. Je ne veux pas du sang versé. Je reste.
- Vous ne voulez pas venir, alors ?... c'est bien. Vous en supporterez les conséquences.
- Je n'ai pas d'ordres à recevoir de vous.

III

Comment je quittai Argelliers et je vins à Paris

Je suis alors monté dans le clocher d'où j'ai suivi tout le mouvement des troupes. Et, plus que jamais, à cet instant, je me suis félicité de ne pas m'être laissé arrêter et d'avoir ainsi évité des scènes horribles, peut-être des effusions de sang.
Le soir du même jour, dans le clocher, je décidai avec les membres du Comité n° 2 : MM. Blanc pharmacien ; Marc Marcouïre, Fort Max et Peitras, d'aller à Paris. A part eux, personne ne connaissait ce projet, et la police entendu, moins que personne.
M. Blanc alla chercher ma valise et me prêta une casquette d'automobiliste. M. Marc Marcouïre me procura un cache-poussière et des lunettes bleues. Ainsi déguisé, j'étais absolument méconnaissable.
Ces quatre messieurs, plus un chauffeur et un mécanicien, m'ont conduit en automobile à Castelnaudary où nous sommes arrivés à 1 h. 1/2 du matin. Là j'ai pris le train à 3 heures, pour Bordeaux, où j'arrivai à 6 heures du matin ; et le soir même, jeudi 20 juin, je débarquai seul à Paris, à la gare du quai d'Orsay, à 9 h. 1/2, mon train ayant subi un retard de 2 heures par suite d'un déraillement aux abrais près d'Orléans.
Je traversai rapidement la salle d'arrivée et. me jetai dans un des fiacres qui .
stationnent au coin de la rue de Lille.

IV

Ce que j'y devais faire

J'étais résolu à ce moment, ainsi qu'il avait été convenu, à me faire arrêter le lendemain, vendredi, jour d'interpellation sur les événements du Midi, en pleine Chambre des députés.
Si M. Aldy avait voulu m'accompagner au Palais-Bourbon, j'aurais demandé la parole.
Et voici comment les choses se seraient sans doute passées :
- Qui êtes-vous donc ? M'aurait-on dit;
- Le Midi tout entier, me serais je écrié.
Et je suis bien sûr que j'aurais pu .parler. Et je suis bien sûr que les huissiers ne m'auraient pas arrêté, tant leur stupéfaction aurait été profonde. Oui, j'en suis sûr, je le sens.
Malheureusement, M. Aldy ne répondit à ma lettre que lorsque la séance fut terminée, et pour me conseiller simplement d'aller me constituer prisonnier à Montpellier

V

Chez Clemenceau, Policiers mal reçus. La République en danger

C'était le samedi soir 22 juin, Dès lors, je n'eus plus qu'une idée : me faire arrêter le lendemain chez M. Clemenceau.
En attendant, je rédigeai quelques lignes à l'adresse du président du Conseil - où je demandais notamment le retrait des troupes, la libération des détenus et la répression de la fraude.
Et je terminai ainsi :
"Tondez une main amie, Monsieur le Président du Conseil, à la viticulture, ce sera pour le plus grand bien de la République française ".
...Le dimanche matin, donc, tranquillement, je pris mon café au lait. Et je me rendis en voiture place Beauvau où j'arrivai vers 10 h. 1/2, gaiement et ayant une cigarette à la bouche.
Je présentai la lettre que j'avais rédigée la veille a l'huissier de service. Quelques instants après,il revint, :
- Vous pouvez entrer, me dit-il.
- Par où faut-il que je passe ?
Il m'indiqua le chemin à suivre.
Arrivé devant la porte, du cabinet du Ministre, .je posai précipitamment à terre mon cache-poussière et ma .valise et m'avançai jusqu'au milieu de la pièce.
A ce moment, les deux portes du fond s'ouvrirent brutalement tout à coup, et une bande de policiers fit irruption dans la pièce.
- Sacrebleu, rugit Clemenceau en se retournant d'un seul bond, voulez-vous me f… le camp. Je ne veux personne ici.
Il avait à peine fini de parler que les portes se refermaient bruyamment derrière les policiers. Ceux-ci s'étaient enfuis aussi vite qu'ils étaient entrés en se bousculant les uns les autres, ahuris et comme terrifiés.
... Quant à moi, j'avais plutôt envie de rire tant ce spectacle avait été comique.
- Je viens, chercher la réponse à la lettre que je vous ai fait remettre, dis-je.
- Eh bien, vous en faites du propre ! s'écria Clemenceau, vous avez tout bouleversé là-bas ! La responsabilité de tout ce qui s'est passé vous incombe...
- Pardon, interrompis-je. Vous avez aussi la vôtre. Notre mouvement n'a rien de politique.
- Vous ne voyez donc pas que le duc d'Orléans est à nos portes et que tous les ambitieux conspirent coutre le pouvoir ?...
- Dépend-t-il de moi que l'on ne complote pas contre la République ?
Et je lui exposai alors, avec une émotion que je n'arrivais pas à dissimuler, pourquoi je n'étais pas resté à Argelliers, ne voulant pas qu'il s'y déroulât les mêmes scènes sanglantes qu'à Narbonne.
J'essuyai mes yeux humides de larmes avec mon mouchoir et j'inclinai la tête vers le sol.

VI

L'histoire des 100 francs - Un "laisser-passer" erroné

Il y eut alors un assez long silence entre nous. Quand je relevai la tête, au bout de quelques minutes, il me fixait encore et me dit simplement :
- Je ne doute plus maintenant que vous soyez un honnête homme. Etes-vous républicain ?
- Je l'étais avant la République.
- Eh bien, voulez-vous accepter de réunir les comités de défense viticole et de les faire rentrer dans la légalité ?
- Je veux bien, mais je ne suis pas sûr du résultat. Et si je ne réussis pas ?...
- Vous aurez fait votre devoir.
- Alors, c'est entendu, dis-je en manière de conclusion.
Et je m'apprêtai à sortir.
- Mais avez-vous assez d'argent, me fit-il observer, pour aller à Montpellier et à Carcassonne ?
- J'ai à peine 50 francs.
- 100 francs vous suffiront-ils ?
J'acceptai les 100 francs. Et je n'ai, jamais pensé que cela pût être compromettant le moins du monde pour la cause de la viticulture. D'ailleurs, n'ai-je point moi-même raconté cet incident en public à Argelliers, lors de mon retour ? Personne ne pouvait raisonnablement supposer que j'avais accepté cette somme dans un but mesquinement intéressé.
En même temps, M. Clemenceau me remit un "laisser-passer" ainsi conçu :
"J'invite les autorités civiles et militaires à laisser circuler jusqu'à nouvel ordre, dans toute l'étendue du territoire, .M. Marcellin Albert, porteur du présent écrit, qui retourne dans le département de l'Aude pour se mettre à la disposition de la loi".
Et M. Clemenceau était si touché, si troublé surtout par l'exposé de la situation et le récit que je lui avais fait de ce qui eût pu se produire à Argelliers, si je m'étais laissé arrêter, qu'il data ce document du 23 mai au lieu du 23 juin.
Il fit ensuite avancer un fiacre à l'entrée du Ministère qui donne sur la rue Cambacérès, m'accompagna lui-même jusqu'à la voiture et me laissa partir après m'avoir serré la main.

VII

Une après-midi de dimanche à Paris

J'avais promis à M. Clemenceau de repartir immédiatement. Aussi me fis-je conduire à la gare du quai d'Orsay où j'appris qu'il n'y avait plus de train jusqu'au soir. Je me rendis donc chez mon cousin, M. Douglas, professeur au Collège St-Louis. Il devait être absent, me dit-on, jusqu'à 4 heures de l'après-midi. Je déposai ma valise chez lui, remontai vers la place St- Michel et m'installai seul au café Soufflet, après avoir demandé un " Byrrh ".
Je rédigeai alors deux dépêches : l'une adressée à M. Clemenceau pour lui annoncer que je ne partirais que le soir ; l'autre à "M. Marcellin ", à Argelliers et signée " Albert ". Celle-ci, arrêtée au télégraphe, fut transmise au Ministère de l'intérieur, pour l'informer sans doute - que le fameux Marcellin était à Paris.
Mais le "chasseur" qui avait porté mes dépêches à la poste s'était empressé de dire au patron du café Soufflet qui j'étais. Bientôt, tous les consommateurs le surent à leur tour. Si bien que pour me soustraire à la curiosité, j'acceptai de faire avec deux journalistes une promenade au Bois de Boulogne de deux heures à quatre heures.
Le soir, pour dépister les curieux, je résolus de prendre le train à la gare d'Austerlilz et non à celle du quai d'Orsay. Peine perdue ! vains efforts ! Les journalistes étaient tous réunis sur le quai de la gare. Et plus de 400 personnes se pressaient autour de moi pour m'acclamer et me serrer la main.

CHAPITRE QUATRIÈME

PRISONNIER

I

Mon premier retour à Argelliers - Acclamations et triomphe

Le mardi qui suivit mon retour de Paris, c'est-à-dire le 25 juin 1907, je rendis compte de mon voyage à la population tout entière, devant les présidents des comités viticoles. Etant monté sur le toit de ma maison, je fus acclamé longuement par cinq ou six mille personnes accourues spontanément pour m'entendre ou convoquées spécialement par moi.
C'est au cours de cet entretien avec la population que, de mon plein gré, je racontai la fameuse histoire des 100 francs. J'aurais pu passer cela sous silence, si je m'étais senti le moins du monde coupable de trahison. Je n'ai donc tout dit que parce que ma conscience ne me reprochait absolument, rien. D'ailleurs, la foule me comprit et m'acclama.
Seule, une voix se fit entendre :
- Il faut les lui rendre..
A quoi une autre voix répondit :
On les lui, rendra.
Et ce fut tout!
Si, par la suite, la population changea d'avis, c'est que, probablement, quelqu'un ou quelques- uns (sans que, d'aucune façon, je puisse donner des noms), l'avaient travaillée jusqu'à lui faire modifier complètement son attitude.
Après la réunion sur le toit, il y eut une seconde réunion groupant chez moi les présidents des Comités de défense viticole. Je leur demandai une réponse pour la transmettre à Clemenceau. Les présidents de Comités viticoles déclarèrent alors vouloir rester dans le statu quo. J'envoyai donc au président du Conseil la dépêche suivante, ordre du jour de cette réunion :
" Les Comités de défense viticole ne
" peuvent accepter les propositions du
" président du Conseil à cause de leur
" insuffisance ; ils déclarent rester soli-
" daires et accepter les responsabilités
" d'une telle déclaration ".
En réponse à cette dépêche, je reçus le télégramme dont voici la copie intégrale d'après le document original lui-même :
"Paris, 26/6, 5 heures, soir.

" Clemenceau à Marcellin Albert,

" Je prends acte de l'absolue loyauté
" avec laquelle vous avez exécuté des
" promesses librement consenties. De
" mon côté je ferai tout le possible
" pour obtenir apaisement.
" CLEMENCEAU ".

Suivant ma promesse, je n'avais plus, dans ces conditions, qu'à me constituer prisonnier. Je partis en automobile et, durant le trajet, je pris juste le temps de déjeuner au buffet de la gare de Narbonne.

II

Je me constitue prisonnier

C'est le mercredi matin que j'arrivai à Montpellier. Je m'arrêtai quelques instants à l'Hôtel du Midi pour y prendre du linge. Sachant que je n'étais pas encore prisonnier, un maire de village vint me trouver pour me faire signer une très longue lettre convoquant tous les maires des départements pour un prochain dimanche. Mais mon avocat, Mr Poursines, ne voulut point que je la signe et la déchira en très petits morceaux.
- Laissez donc les maires se débrouiller, me dit-il, et se réunir comme bon leur semblera.
Aussitôt après cet incident, je me dirigeai vers la prison sans émotion aucune. En montant les premières marches me conduisant à ma cellule, je vis, accoudés à une sorte de terrasse, Bourges, Senty, Ferroul et tous ceux d'Argelliers. Ils m'attendaient et me réservaient un très bon accueil. Mais dès le lendemain, ils commencèrent à me faire des raisonnements, à me reprocher d'être resté trop longtemps avant de les rejoindre, d'avoir accepté les 100 francs etc... Ils n'avaient que des critiques sur les lèvres. D'ailleurs, les articles de Ferroul dans la presse au sujet de mon voyage à Paris n'étaient ils pas déjà une preuve qu'on cherchait à m'enlever la direction du mouvement ? Les faits qui se sont déroulés par la suite l'ont surabondamment prouvé. C'est ainsi que le maire démissionnaire de Narbonne m'accusait, dans une interview, d'avoir " fait preuve de sottise et d'imprévoyance ridicules "...

III

Ce qui se passa dans la prison. - La fausse dépêche de Chagny

Bientôt, les attaques devenant insuffisantes, sans doute, ce fut au tour des moqueries et des affronts. Rien ne me fut épargné.
- Tu n'es qu'un zéro en chiffre, me disait Richard.
- Vous, le promoteur du mouvement ? Allons donc, tout le monde en aurait fait autant, me disait Senty.
Et tous d'approuver et d'applaudir, ravis de me voir diminué, ravalé. Ils firent tant et si bien que le 12 juillet, à midi, je me séparai d'eux.
Quatre ou cinq jours après, la presse s'étant émue de nos dissensions, ils vinrent me trouver pour me proposer de reprendre la vie en commun. Mais ils continuèrent leurs moqueries comme par le passé, en ayant soin toutefois d'y mettre un peu plus de formes. La dernière vilenie qu'ils me firent fut celle de la fausse dépêche du 30 juillet m'offrant une prétendue candidature au conseil général de Chagny. A ce moment-là, j'avais déjà refusé une candidature, authentique celle-là, au conseil général de Montagnac.
Cette fausse dépêche était ainsi rédigée :
" Vous êtes désigné candidat conseil
" général canton de Chagny. Réponse.
" Signé : Clarotte ".
Je ne prêtai, pour ainsi dire, aucune attention à ce télégramme et ne songeai même pas à répondre.
Devant l'insistance de Richard et Cie pour obtenir ma réponse écrite, je fus pris de soupçon et, le 2 août, quelques instants avant notre libération, je présentai cette dépêche au gardien chef qui après vérification, me dit :
- On s'est moqué de vous.
On peut juger de mon indignation.
Je courus m'expliquer avec mes amis : en effet, la dépêche était fausse. Tous se tordirent de rire.
Fou de colère, je m'écriai :
- B...gres de saltimbanques ! Il fallait que ce soit vous qui me fassiez cela. Vous voulez donc me sucer tout le sang de mes veines ?...
Et comme je les menaçais de saisir le procureur général de l'incident :
- F...tez-nous la paix et allez vous faire pendre où vous voudrez maintenant, répliqua Senty en m'arrachant des mains la dépêche qu'il mit en morceaux.

IV

Amis persécuteurs. - Geôliers complaisants

On juge, après de semblables scènes, quel devait être mon état d'esprit et pourquoi je ne suis pas parti de Montpellier avec mes codétenus, ne voulant pas partager avec Ferroul et ses amis la rentrée triomphale de Narbonne et d'Argelliers.
Les gardiens, qui étaient au courant de nos querelles, se montraient vraiment
peinés de la vie qui m'était faite ; à tel point que le gardien-chef voulut absolument me retenir quelques instants au moment du départ, afin que je ne me rencontre pas avec les autres toujours prêts à me persécuter.

- C'est pitoyable ! me disait ce brave homme, et je vous plains sincèrement.
En récompense des services qu'il me rendit durant ma détention, je lui offris cinq francs. Il les refusa, très ému de me voir l'âme en peine. D'ailleurs, durant mon séjour à la prison, ce furent ceux qu'on aurait cru devoir être les plus durs envers moi qui furent justement les plus prévenants. Ainsi, n'ai-je point eu à me plaindre, du petit personnel de la maison d'arrêt, pas plus que du juge d'instruction SaIvan qui allait même jusqu'à me faire observer, quand il me posait une question, que je n'étais pas tenu d'y répondre. Je dois les remercier ici de m'avoir, contrairement à ce qu'on pourrait supposer, adouci les mauvais moments que me faisaient ceux d'Argelliers.
Ce sont ces derniers, en somme, qui m'ont obligé à donner ma démission du Comité d'initiative, car après ce qui venait de se passer, il m'était interdit en conscience de revenir avec eux à Argelliers.
Et l'on comprendra également pourquoi je devais rechercher à l'avenir bien plutôt toutes les occasions pour les fuir.
Du moins tout homme impartial devra-t il reconnaître qu'en cette histoire je fus patient jusqu'au bout, résigné à tout durant le temps que ma personne fut seule en cause. Mais je n'en avais pas moins le droit d'exiger qu'aucune atteinte ne fût portée, au-delà de ma personnalité, à la cause viticole que je n'ai cessé et ne cesserai jamais de défendre.

V

L'incident de Celleneuve

Quand les autres furent partis, M. Favier, le patron de l'Hôtel du Midi, m'emmena par hasard à
Celleneuve afin de me distraire un peu. Or, il 'se trouva qu'au cours de notre promenade nous entrâmes dans un café tenu par un des amis politiques de M. Pezet, concurrent de Ferroul dans le 3e canton de Montpellier. Je ne pouvais connaître cette coïncidence, et M. Favier l'ignorait aussi bien que moi, très probablement. On s'attabla donc à ce café, et ayant été vite reconnu, un assez grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles vinrent s'asseoir autour de nous et causer sur les événements viticoles. Au cours de cette conversation, je fus amené à dire combien je regrettais qu'au plus fort de la crise il y ait eu dans le Midi des élections au Conseil général, car, fatalement, le mouvement viticole allait en supporter les plus fâcheuses conséquences. Je dis, entre autres choses, que faire acte de candidat c'était faire acte politique. Puis je fis observer que j'avais refusé les candidatures - celle de Montagnac en particulier - qu'on m'avait proposées, et que, par conséquent, je ne saurais approuver - sans toutefois avoir mis personne en cause - aucun de ceux qui acceptaient si facilement des candidatures.
Notre promenade finie, nous rentrâmes le soir à Montpellier, et, déjà, chacun savait ce qui s'était passé à Celleneuve.
Le lendemain, dimanche, était un jour d'élection. Beaucoup de journalistes vinrent me demander si tout ce qui avait été dit par les journaux ayant rapport à mon court séjour à
Celleneuve était exact. Et je fus ainsi provoqué à raconter, et à préciser surtout, ce qui s'était passé et ce que j'avais dit la veille au soir.

VI

Autour de l'élection de Ferroul

Dans l'après-midi du dimanche je me promenais avec mon ami Gilly, rédacteur à L'Eveil Démocratique, lorsqu'on vint nous dire que M. le Dr Pézet serait vraiment charmé de me voir. Je me rendis donc au café où nous attendaient déjà, avec le concurrent de Ferroul, quelques-uns de ses amis politiques. A mon approche celui-ci se leva et me dit :
- Je suis heureux de saluer en vous un honnête homme et un excellent républicain.
- Je suis aussi très heureux de faire votre connaissance et de vous serrer la main.
On s'assit un instant, et ma conversation de Celleneuve fut vite remise sur le tapis. Je ne pus que répéter ce que j'avais dit déjà, et, même à cet instant mes propos n'eurent point l'allure politique qu'on à voulu leur donner depuis. Cette conversation avec M. Pèzet ne dura que très peu de temps d'ailleurs, obligé que j'étais de partir presque tout de suite pour prendre le train. Je me rendis à la gare en compagnie de M. Favier, de Mme Marty, ma cousine, et M. Gilly, de L'Eveil Démocratique …
Et c'est après avoir serré la main aux quelques journalistes présents sur le quai de la gare que je partis pour Argelliers.

VII

Mon second retour à Argelliers. - On veut me pendre à un arbre

J'arrivai au pays le soir à 10 heures. Je pris la voiture de Mirepeisset. Dans cette voiture se trouvait une dame qu'on crut être ma cousine et ma compagne et moi avons-été hués par une foule déjà très excitée.
Arrivé chez moi, j'avais à peine déposé ma valise que j'entendis violemment frapper à la porte. J'allai ouvrir alors et, sur un ton ferme et décidé, je criai à la foule :
- Que celui qui a quelque chose à dire vienne me le reprocher en face.
La foule se tut, - cette foule qui, me croyant traître, à la viticulture, avait voulut m'appliquer le Serment des fédérés et me pendre, à un arbre.
Très peiné, je rentrai alors chez moi, en faisant de bien tristes réflexions sur les brusques revirements de l'opinion publique.
Le lendemain, Ferroul fut invité à venir à Argelliers. Il vint s'y faire acclamer. Il y fut reçu en triomphateur. Chacun avouera qu'après ce qui s'était passé la veille, le Dr Ferroul manqua de tact, à mon égard et montra surtout, combien peu il avait de coeur. A l'occasion de ce triomphe tout préparé on vint m'engager à ne pas sortir de chez moi. Pour le coup, je trouvai cela trop fort et, après avoir protesté vivement auprès de ces curieux émissaires, je sortis tout simplement sur la place du village pour fumer quelques cigarettes. Plusieurs gamins m'escortèrent et personne n'osa proférer une injure à mon adresse.
En résumé, tout ce qui s'est fait contre moi n'a eu qu'un but : celui de me diminuer ; un mobile : la jalousie la plus cruelle.

CHAPITRE CINQUIÈME

JE RECOMMENCERAI !

I

Le travail que je vais commencer

L'heure actuelle est toute à l'organisation. Cette organisation sera basée sur le régime syndical.
J'approuve pleinement, pour ma part, cette nouvelle orientation du mouvement viticole. Et si j'ai quelque chose à regretter, c'est d'avoir été obligé de subir " 1'ultimatum " du 12 mai qui nous immobilisa en fixant, un terme trop rapproché à notre organisation encore à ses débuts.
Mais maintenant que la période troublée est passée, les mêmes qui me critiquèrent peut-être jadis, reprennent mon vieux rêve de puissante organisation qu'on n'aurait jamais dû abandonner. Et des syndicats vont surgir sur tous les points du Midi viticole. Leur puissance sera considérable ; tout, le monde pourra collaborer à leur formation, si l'on songe que chacun y trouvera son profit. Et ces syndicats, une fois formés, les propriétaires et ouvriers agricoles pourront utilement alors, conscients d'une force résidant dans. leur union, réclamer au Gouvernement leur part intégrale de justice et de droit à la vie, en même temps que quelques subventions... Ces syndicats pourront aussi, avec plus de chances, de succès, demander une amélioration de la loi et le vote de l'article 2 du projet .Cazeaux-Cazalet. Peut être aurait-on songé à ce puissant moyen qu'est le syndicat, si 1' " ultimatum " n'était venu malencontreusement tout retarder. Car, d'autres départements ayant été fédérés, il aurait fallu tout de suite s'occuper de l'organisation pratique et savoir tirer parti des forces dont on disposait.
Quant à moi, j'entrerai dans un syndicat et me donnerai sans partage à cette nouvelle forme du mouvement, comme je me suis donné à la première. J'irai créer des syndicats dans ces mêmes départements que j'avais pensé, un jour ou l'autre, pouvoir fédérer si l' " ultimatum " me l'avait permis, entre autres : le Gers, la Haute-Garonne, la Gironde, etc.

II

Si j'avais voulu !...

Cette espérance têtue dans le succès de nos revendications me donne le droit, m'inspire le devoir de crier à tous les gueux mes frères :
" Confiance quand même ! Votre cause est une de celles qui ne sauraient périr ! ".
Les populations miséreuses de nos régions, d'ailleurs, le savent, et elles m'aiment, malgré tout ce que certains ont cru devoir faire pour m'amoindrir, pour me rendre impopulaire.
Quant à Ferroul, il a tout ce qu'il désirait : le centre du mouvement est aujourd'hui à Narbonne. Mais si Ferroul doit un jour être le maître du mouvement tout entier, qu'il sache n'en tirer d'autres profits que ceux qui pourront servir la viticulture. Je veux bien le croire, d'ailleurs, et l'espérer surtout.
Pour moi, si j'avais voulu, à un moment quelconque, entraîner la France, entière derrière moi, je l'aurais pu. Mais je ne l'ai pas voulu parce que j'étais conscient de mes responsabilités et complètement désintéressé. Et ceci m'amène à faire remarquer que si, comme on a eu l'air de le dire, je n'avais été qu'un ambitieux et un traître, je n'aurais pas attendu la veille de mon arrestation pour m'offrir, surtout au prix misérable de 100 francs. J'aurais pu, si la pensée de trahir m'était venue seulement à l'esprit, retirer d'autres bénéfices d'une pareille aventure. Mais tout cela est tellement ridicule qu'il vaut mieux ne pas s'y arrêter.
Qu'on se souvienne bien, en tout cas, que même en 1907, beaucoup de ceux qui paraissent aujourd'hui les plus ardents, n'étaient guère plus enthousiastes que les années précédentes. Et la plupart de ceux qui me suivirent ne le firent que forcés par les populations. Ils me disaient tous, à la veille même d'entreprendre notre série de meetings si connus et si fameux :
- Tu as tort, c'est comme si tu battais l'eau avec un bâton.

III

Les politiciens seront démasqués.

Le mouvement se fit tout de même : il se serait fait sans eux, car, depuis longtemps déjà, il était de première nécessité. Nous jouions bien, en cette circonstance, la dernière carte de notre jeu.
Le mouvement se fit donc. Son succès donna-t-il, maintenant, à espérer aux politiciens qu'un jour ou l'autre ils pourraient en tirer profit ? Je ne sais. Il me serait même assez difficile de pouvoir assurer que telles, furent leurs intentions, pour cette raison qu'il est assez difficile de savoir ce que pense votre voisin, surtout lorsque celui-ci est habitué aux ruses de la politique.
Si toutefois à l'heure actuelle, certains ont des visées politiques, ils tomberont à coup sur parce que la politique tend à diviser tout ce que la misère commune a déjà uni. Et ceux-là qui se serviront, de la question sacrée de la viticulture au profit de leurs ambitions personnelles ou de quelque parti politique, ceux-là je les démasquerai. Je ne vise aucun nom en écrivant ceci ; et lorsque je dis que la politique semble vouloir pénétrer dans le mouvement, je ne fais après tout, que constater un fait.
J'ai parlé sans animosité : personne ne peut le contester. II me suffira, d'ailleurs, pour prouver mon bon vouloir, de dire une fois pour tontes que l'on me trouvera toujours avec les vrais amis de la viticulture et que, malgré tout ce qui s'est passé, je suis toujours prêt à me dévouer, je suis toujours résolu à lutter sur le terrain économique pour le relèvement de nos vins, pour le salut de la Viticulture méridionale.!

IV

Quels sont nos ennemis.

Je me propose donc désormais de faire, pour les Syndicats, ce que j'ai fait pour les Comités de défense viticole. J'irai en créer partout où il sera possible, sans connaître le découragement, mais bien plutôt prêt à tomber sur la brèche s'il le faut, heureux de mourir en défendant une cause juste.
Mais il importe que nous sachions nettement quels sont nos ennemis.
Ce sont, d'abord, les politiciens de tous partis ; ce sont, ensuite, les jaloux, les mauvais, les rageurs, tous ceux, en un mot, qui ne virent pas assez clairement que la grande cause viticole demande que tous ceux qui la servent le fassent avec un complet désintéressement. Et, quoique je n'aie gardé de tout ce qui s'est passé, aucune rancune personnelle, je puis l'affirmer, je dois cependant dire ici combien grande fut ma tristesse, lorsque je me vis, moi, promoteur du mouvement viticole, bafoué, hué, sifflé par ce peuple que j'aimais tant, que j'aime tant encore et pour les intérêts duquel je me suis tant sacrifié. Ah ! que la reconnaissance est une chose bien rare en ce monde !...
On me traita de fou et de traître...
Combien plus fous n'étaient-ils pas ceux qui crurent pouvoir m'abaisser et m'amoindrir sans songer qu'ils amoindrissaient, du même coup, le mouvement dont j?étais et suis encore, quoi qu'on dise, la plus pure personnification !
Et si quelques-uns considèrent qu'il est de même regrettable que ces divisions et ces malentendus se soient produit je leur crierai, avec ma conscience d'honnête homme, que j'ai beaucoup souffert avant de me séparer de mes anciens amis, et que j'ai tout tenté pour dissiper les malentendus. Je ne puis donc en être rendu responsable.

V

Le prochain règlement de comptes.

On pourrait m'accuser d'orgueil et d'ambition si, ne pouvant plus être le chef quasi officiel d'un mouvement que j'ai créé, je n'avais pas assez d'abnégation et de cœur pour, consentir à devenir un simple soldat actif et courageux. Je continuerai à faire mon devoir. Je suivrai même ceux qui, par d'habiles manoeuvres, m'ont remplacé à la tête du mouvement, à la condition, toutefois, qu'ils servent toujours avec désintéressement et sans aucune visée politique cette cause chérie de la vigne.
Et, maintenant, j'espère qu'un jour prochain les malentendus se dissiperont et que le public honnête et impartial demandera compte de tous malheurs. Espérons qu'en ce jour terrible, je serai encore là pour défendre, avec toute l'autorité que donne l'innocence, des pauvres malheureux qui m'accusèrent si gravement. Cela faisant, je leur rendrai le bien pour le mal : c'est toute la vengeance que doit se permettre un honnête homme et un loyal républicain.

VI

Pardon à tous !

Et voilà que mes Mémoires sont terminés.
En les lisant, le lecteur se sera souvenu, j'espère que Marcellin Albert n'est qu'un paysan et que, à défaut de qualités littéraires, ils devront bien reconnaître que mon grand souci fut, au moment où l'on m'attaquait avec tant de violence, à l'heure où mon rôle était si outrageusement dénaturé, de me défendre moi-même puisque personne ne l'avait encore fait.
Je me suis défendu sans aigreur, me contentant de mettre simplement au point toutes choses qui devaient y être mises.
Ces quelques pages sont moins les Mémoires d'un chef de mouvement que ceux d'un très honnête homme. Et ce sera ma plus grande joie, au soir de ma pauvre vie, de pouvoir dire très haut a qui voudra l'entendre que n'ayant jamais connu l'ambition aux jours les plus glorieux de mon existence, j'ai su chasser de mon esprit la mauvaise tentation de la vengeance en des circonstances pourtant où la vengeance semblait s'imposer.
Car je veux terminer ces Mémoires sur un mot de pardon ! Parce que le pardon est une force pour celui qui s'en sert sans compter, parce que le pardon élève l'homme qui sait raccorder sans mesure, et que, plus ou moins, chacun de nous a quelque chose à se faire pardonner.

MARCELLIN ALBERT.

Source gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France


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