En quittant Tlemcen, la route de Bel-Abbès, s’engage dans des montagnes sauvages, et il faut parcourir une trentaine de kilomètres avant d’atteindre un centre de colonisation prospère. Mais le voyage ne manque cependant pas d’intérêt.
Dès la sortie de la ville, la route descend par des lacets nombreux et compliqués, dans la vallée de l’oued Saf-Saf. La banlieue a conservé son aspect primitif. La plupart des terrains appartiennent à des indigènes. Ce sont des jardins hétéroclites, des prairies verdoyantes peuplées d’oliviers antiques, dont les troncs entr’ouverts portent des branches désespérément longues qui ont poussé à la volonté d’Allah. Au milieu des arbres, d’agréables villas mauresques dominent la route et ouvrent leurs arcades à la brise du nord.
Plus loin, la route disparaît dans des profondeurs encaissées. La plaine n’apparaît plus que par moments, par une échappée de la vallée. Nous atteignons enfin l’oued Saf-Saf. Là, un spectacle grandiose s’offre à nos yeux. Au-dessus de nous, la montagne forme un cirque étroit, couronné de roches abruptes. Du sommet jaillissent des cascades dont l’écume translucide coule comme un flot de lumière au fronton des falaises. Plus bas, dans les anfractuosités, l’eau s’est creusé peu à peu des bassins parmi les dolomies et les calcaires. De ces petits lacs calmes, elle s’élance en nouvelles cascades aux reflets plus sombres. L’hiver, lorsque la fonte des neiges grossit l’oued Meffrouch, ces cascades se multiplient et la dernière qui les reçoit toutes, roule avec un bruit de tonnerre, emplissant l’air d’écume et de brouillard.
Passons le petit pont qui traverse l’oued Saf-Saf au pied des cascades et remontons l’autre flanc de la vallée, il n’y a plus ici que rochers arides. A Aïn-Fezza, nous arrivons à l’entrée du col qui sépare le djebel Ramlya du massif de Tlemcen. Entre deux rangs de montagnes s’étend une haute plaine assez étroite. Les terres rouges, alluvions callouteuses, formées par les débris des montagnes voisines peuvent devenir fertiles à condition d’être amendées à la chaux. Ce couloir est mal exposé et des gelées y sont fréquentes au printemps, ce qui rend la culture de la vigne assez aléatoire.
La route descend peu à peu et nous parvenons à l’oued Chouly. Ici, l’horizon se découvre, la plaine que nous avions perdue depuis Aïn-Fezza réapparait et s’avance vers nous comme un vaste golfe au milieu du massif montagneux. C’est bien un golfe en effet, il fut occupé par la mer tertiaire, et la haute vallée de l’oued Chouly, qui débouche au fond de cette échancrure, était déjà marquée à l’époque miocène.
Après le passage de l’oued, la route serpente, pendant une quinzaine de kilomètres au flanc des montagnes et domine tout le territoire des Ouled Mimoun dont le centre économique est Lamoricière. A Aïn-Tellout, petit village, situé à l’extrémité d’un promontoire montagneux, elle quitte définitivement les monts jurassiques pour s’élancer à travers les plateaux de Descartes qui, géographiquement, ne se rattachent pas à Tlemcen et sont tributaires de la Mekerra.
A peu près à égale distance du pont de l’oued Chouly et d’Aïn-Tellout débouche la haute vallée de l’Isser. A l’entrée de cette vallée se trouve Lamoricière.
La vallée de l’Isser descend des massifs de Sebdou et forme un couloir assez large qui relie, par une faible pente, la plaine de l’Isser et les Hauts Plateaux. Cette vallée, très pittoresque par endroits, est le centre d’attraction des Beni-Smiel, elle est suivie par la route de Lamoricière à Sebdou.
Tapissée d’alluvions fertiles, elle va s’élargissant de plus en plus jusqu’à Lamoricière où elle s’ouvre largement en se raccordant à d’autres vallées qui lui sont perpendiculaires.
Au-delà de Lamoricière, l’Isser reçoit deux affluents importants sur sa gauche l’oued Chouly, sur sa droite l’oued Tellout, puis se dirige vers le nord dans une belle vallée argileuse comparable à celle de la Tafna. De nombreux ravins l’alimentent.
Sur sa rive droite s’élève, en pentes rapides, le plateau de Menzel constitué d’alluvions caillouteuses récentes. Ce plateau incliné vers le Nord n’est autre que le prolongement des hautes plaines de la Mekerra.
Sur la rive gauche de l’Isser c’est le plateau de Sidi-Snoussi, formé d’alluvions de même nature. Ce plateau est dominé à l’ouest par le promontoire que forment du sud au nord, le djebel Ramlya, le djebel Tagma et enfin le djebel Abiod qui domine le territoire des Abdellys.
Entre ces plateaux, l’Isser suit un cours tortueux, en étalant ses apports alluvionnaites.
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Lamoricière occupe une situation privilégiée à l’entrée du couloir des Beni-Smiel au carrefour de vallées qui, prolongées au loin, mettent en communication de vastes contrées. Ce pays devait être, de bonne heure, un centre militaire et commercial précieux, et, de fait, on a pu y retrouver de nos jours des vestiges d’agglomérations humaines dont certains datent des temps préhistoriques.
Près de Lamoricière, non loin de la gare, un lieu appelé Hadjar Roum (les pierres romaines) fut exploré en 1849 par Mac Carthy et révéla l’existence d’une citadelle romaine.
Au nord de la terrasse où se trouvent ces débris, de vastes escarpements de tuf rougeâtre, pareils à ceux qui dominent Tlemcen, sont percés d’excavations naturelles et artificielles où l’on a pu découvrir des restes de l’industrie humaine, notamment une hache de pierre polie et une hache de bronze.
A l’époque romaine, Altava occupait l’emplacement actuel de la gare de Lamoricière, et il semble résulter des observations de Monsieur Cureyras (Société d’Archéologie et de Géographie de la Province d’Oran, bulletin d’avril-septembre 1886) que cette ville était à l’époque romaine beaucoup plus importante que Pomaria (Tlemcen).
Cette ville alimentée par l’eau de l’Isser, disposait pour son alimentation et l’irrigation de sa banlieue de ressources plus importantes que celles de Tlemcen. Des réservoirs dont les restes ont été découverts permettaient de l’emmagasiner et de la distribuer.
Au sud de la ville, près d’Hadjar-Roum, qui n’était qu’une citadelle gardant l’entrée de la ville contre les gens su Sud, des débris humains en quantité considérable, font supposer l’existence d’une vaste nécropole dépendant d’une ville de très grande importance.
Sur la route de Pomaria, comme sur les routes qui se dirigeaient vers le nord, vers l’est et vers le sud, des bornes miliaires étaient numérotées à partir d’Altava, ce qui indique évidemment que cette ville était la première de la région.
L’importance prise par Tlemcen dans l’histoire musulmane peut nous le faire oublier.
Il est certain qu’au point de vue géographique et selon la logique des faits, l’emplacement de Lamoricière était mieux disposé que celui de Tlemcen. Tlemcen sise au fond d’un cul de sac, ne s’ouvre pas naturellement vers le Sud. Lamoricière, au contraire, est la vraie porte du Sud et la vallée de l’Isser lui donne un accès naturel vers la mer. Mais l’histoire se moque souvent de la logique, et les contingences humaines sont souvent plus influentes que la nature des choses.
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L’arrêté du général Deligny, réglementant le Syndicat des Eaux des Ouled-Mimoun est de 1851. Avant 1850, les prolonges du train de l’artillerie venaient de Tlemcen chercher dans les prairies des Ouled-Mimoun, le fourrage nécessaire aux bêtes de l’armée. Un Français, du nom de Guinard, s’était installé tout près de l’usine électrique actuelle. Avec des planches et une roue primitive construite sur place, il utilisait la partie inférieure de la chute naturelle, à actionner un moulin et moulait le blé, l’orge et le maïs que lui apportaient les indigènes, qui le payaient en nature. Vivant en très bonne intelligence avec eux, il fut, à sa mort, enterré à côté de la s sépulture d’un marabout très vénéré : Sidi-Abdich. On voit encore leurs deux tombes jumelles.
Pour surveiller les fourrages et les autres produits du pays on créa d’abord un village militaire dit village du génie. Il était situé près du marabout de Sidi-Toumi. En 1854, la première ou une des premières concessions fut attribuée à M. J.-B. Fronty. Il vint s’y installer (Dieu sait au prix de quelles peines, en charrette à bœufs depuis Oran et en suivant une piste depuis Bel-Abbès). Puis d’autres concessions furent attribuées : comte de Lestapis, Beuchard, Mouline, Girard. Le génie, installé à Sidi-Toumi, reçut, vers 1860, l’ordre de tracer le centre actuel. Un fossé large et profond entourait le centre sur ces quatre faces, il pouvait être remplit d’eau et six grandes portes solides commandaient l’accès au village. Des redoutes flanquaient les portes et les bastions construits aux angles permettaient de prendre les quatre faces sous le feu des défenseurs du village. Les colons se mirent à l’œuvre défrichant leur lot et construisant leur maison.
En 1864, ils eurent à subir un premier soulèvement partiel dirigé par Si-Hamza. Au cours du siège de la ferme Fronty, un des bandits fut tué par un des fils, Arthur, âgé de 14 ans et fut retrouvé le matin, chaussé des bottes de M. de Lestapis (absent heureusement), dont la ferme avait été pillée et incendiée la veille.
Une deuxième épreuve fut la sécheresse et le typhus en 1867. Peu après, ce furent les craintes que firent naître nos revers métropolitains de 1870.
Cependant le pays était mis en valeur et certains colons avaient déjà acheté à des indigènes des terres melk.
Le centre et la région étaient considérés au point de vue administratif, comme une section de Tlemcen. En 1870, le centre fut érigé en commune mixte, mais l’administrateur habitait Tlemcen. Une brigade de gendarmerie vint, en 1872, s’installer dans la ferme Beauséjour (aujourd’hui ferme Reis). Enfin en 1874, l’administrateur vint habiter Lamoricière. La prospérité s’en accrut au point que l’on décida d’agrandir le centre jusqu’à la route nationale actuelle qui avait ouverte en 1870. Les lots d’agrandissements furent aussitôt attribués ou achetés ; et la gendarmerie construite en 1878. Tout marchait à souhait lorsque la terrible sécheresse de 1881 amena la ruine de nombreux colons. La commune s’endetta, pour procurer aux nécessiteux européens ou indigènes, les grains nécessaires aux emblavures suivantes. Les effets de ce désastre étaient à peine disparus que le 12 avril 1884 Lamoricière était érigée en commune de plein exercice. Malheureusement, le centre n’ayant encore ni dotation communale, ni bâtiments communaux, sauf une classe pour 30 élèves, il fallut emprunter pour construire, mairie, école, justice de paix, poste.
Malgré ces difficultés administratives, le centre de Lamoricière est aujourd’hui un des plus prospères de l’arrondissement. Les terres variées à l’infini se prêtent à toutes les cultures depuis la haute vallée des Béni-Smiel favorable aux pâturages et à la culture des arbres fruitiers jusqu’au plateau de Sidi-Snoussi, en passant par les basses vallées de l’ouest Chouly, de l’Isser et de l’Aïn-Tellout.
Le climat y est remarquablement régulier par la situation du centre au débouché de la vallée des Béni-Smiel, qui la fait communiquer avec le Sud et le désert. En été, dès 10 heures du matin l’atmosphère du désert s’élève et produit une dépression que l’air de la mer, bien plus frais, vient combler en créant une brise rafraîchissante qui remonte la vallée de la Tafna et celle de l’Isser.
Au point de vue des communications, Lamoricière, est aussi avantagé, précisément, par cette vallée de l’Isser qui draine chez elle tous les produits des Hauts-Plateaux, Rien qu’en alfa, la gare expédie 10.000 tonnes par an.
Source : « La colonisation dans l’Ouest-Oranais » par P. Cardonne et J. Rabot