Ce portrait met en lumière un caractère bien alsacien qui apparente de très près Bruat à ses compatriotes de la République et de l'Empire : Kléber, Lefebvre et Rapp.
Le 1er novembre 1840, Bruat recevait l'ordre de ramener l'Iéna et de prendre le commandement du vaisseau Triton, faisant partie d'une nouvelle division navale. Peu de jours après, Lalande, qui la commandait, était élu député du Morbihan et était remplacé par un des plus fameux vétérans de la marine impériale, le contre-amiral Hugon. L'escadre venait d'appareiller pour le Levant où l'horizon diplomatique s'assombrissait lorsque, dans la nuit du 24 au 25 janvier, elle fut surprise par une des plus formidables tempêtes que l'on ait jamais vues. Bruat se tint comme il put sur la route de l'amiral. Les feux étaient éteints; il persista dans cette manœuvre, faisant trente-six pouces d'eau à l'heure et ne se soutenant sur les flots qu'au moyen de cercles de cordages serrés sur les flancs du navire. Cette lutte durait depuis quinze heures lorsqu'il put recevoir par signal optique l'ordre de se conduire comme il le jugerait bon. Il gouverna sur la Sardaigne et arriva à Cagliari, où l'on considérait son bâtiment comme perdu.
Hugon demandait pour lui la rosette de la Légion d'honneur, qui lui était donnée le 28 avril.
En juin 1841, il obtenait un congé de trois mois pour prendre les eaux à Aix-en-Provence. Pendant le séjour qu'il y fit, il épousa Mlle Caroline Peytavin d'Oult, à qui l'avait présenté l'amirale de Rigny. Sa santé, qu'il n'avait jamais ménagée, se ressentait de ses campagnes et il se résigna à accepter les fonctions d'adjoint au Conseil des travaux de la Marine, où son expérience rendit les plus grands services.
La résurrection de la marine française avait éveillé dans le pays une ambition nouvelle, celle de recommencer son «expansion transatlantique». Parmi les pays d'outre mer, les îles Marquises étaient à peu près les seules à avoir échappé à l'emprise européenne. En 1842, l'amiral du Petit-Thouars y avait hardiment planté notre drapeau, mais une opposition assez vive s'était montrée à la Chambre des députés lorsqu'elle eut à approuver les crédits nécessaires à l'occupation. On craignait aussi de faire naître un conflit avec l'Angleterre.
C'est à Bruat que le gouvernement confia le soin de mener cette affaire délicate. Par décret du 8 janvier 1843, il était nommé gouverneur des îles Marquises. Le 15 août, au moment d'embarquer pour la nouvelle conquête où l'accompagnait Mme Bruat, il recevait des instructions écrites suivantes : «Le gouverneur doit exercer, et sans partage l'autorité en ce qui concerne le gouvernement des îles Marquises et le protectorat de Taïti; il a le commandement de la subdivision navale attachée à ces îles ; il est placé sous les ordres du contre-amiral Dupetit- Thouars, commandant la station navale de l'océan Pacifique. Les bateaux à vapeur, destinés à faire le service des Marquises à Taïti seront placés sous les ordres du gouverneur et ne feront pas partie de la subdivision.»
L'Angleterre commençait à se repentir de sa condescendance à notre égard. Le désaveu de Dupetit-Thouars, accordé à ses réclamations, indignait les âmes françaises, cependant que les missionnaires et les marins anglais cherchaient sur place à multiplier les difficultés. Dès l'arrivée du gouverneur à Taïti, un incident des plus graves se produisait. Le consul britannique Pritchard suggérait à la reine Pomaré une haine implacable contre les Français et travaillait à fomenter une révolte. Il espérait provoquer des actes de répression sanglante qui soulèveraient contre la France l'opinion de l'Europe. Voyant ses desseins déjoués par la patience du gouverneur et par l'apathie des indigènes, il décida la reine à se réfugier à bord d'un petit bâtiment 1 anglais resté à Taïti, le Basilik, commandé par le capitaine Hunt.« Dans le trouble d'esprit qui agite cette malheureuse femme, écrivait Hunt à Bruat, je n'ai pas osé lui refuser la protection du pavillon britannique ». Cette hypocrite pitié reçut une réponse méritée : «Du moment qu'il convenait à la reine de renoncer à la protection dont je la couvrais, vous pouviez parfaitement lui donner asile; mais la reine, à dater de ce jour, s'est interdit la faculté de rentrer à son gré dans ses Etats. Je considérerai comme un acte formel d'hostilité son débarquement sur un point quelconque des îles de la Société.»
A ce moment, l'agitation soulevée par Pritchard, commençait à se manifester. Les indigènes allaient jusqu'à refuser de vendre des aliments à nos marins. Avant de recourir à la force, Bruat voulut donner un avertissement énergique au capitaine Hunt : «Tout tend à me prouver, Monsieur, lui écrivait-il, que votre bâtiment est non plus un lieu d'asile, mais un centre d'où partent les intrigues qui mettent en danger la tranquillité de l'île. Je vous en préviens à temps pour que vous n'ayez pas à vous reprocher plus tard les châtiments qui pourraient être encourus par les malheureux qu'on pousse à la rébellion, et je vous en préviens officiellement afin que nos deux gouvernements puissent juger en connaissance de cause de nos deux conduites respectives.»
Ce langage était dur et peu diplomatique. Bruat risquait d'être désavoué par son gouvernement comme l'avait été Dupetit-Thouars. Pour ne pas perdre le résultat de ses efforts, il se prépara à un coup d'audace, destiné à mettre l'Europe en présence du fait accompli.
La frégate la Charte venait d'arriver à Taiti. Bruat disposait de la frégate l'Uranie, dont il avait personnellement le commandement, de la corvette l'Embuscade, de la gabarre la Meurthe, de le goélette la Clémentine et du vapeur le Phaëton.
Quand éclata le soulèvement, le gouverneur avait à Papeïti trois cent cinquante hommes et cent cinquante à Taïrabou. Impatient d'en finir, il préleva sur les équipages des navires un petit corps de quatre cent soixante marins avec lequel il se porta à l'attaque de la petite ville de Mahahena où les indigènes s'étaient solidement retranchés. Après un engagement de quatre heures, il enlevait leurs positions, mais la lutte avait été chaude et les Français comptaient dix-huit morts et cinquante- deux blessés, soit le sixième de l'effectif engagé. Ce sacrifice assurait pour quelques mois la tranquillité.
Malgré cet échec de sa politique, Pritchard ne désarmait pas et travaillait sourdement à la reprise des hostilités. Il annonçait à la reine la venue prochaine d'une force britannique et la poussait à faire un nouvel appel à l'insurrection. L'apparition de deux navires anglais, survenue en temps opportun pour lui, réveilla l'agitation. Bruat, apprenant que les rebelles se préparaient à une attaque sur Papeîti, prit le parti de les prévenir et se porta à leur rencontre. Laissant la capitale dégarnie de troupes, il leur donna la chasse et les força à se réfugier dans les montagnes. Après ce succès militaire il recourut à l'intimidation politique en faisant arrêter Pritchard, l'instigateur de tous les complots et le fit conduire à bord de l'un des navires anglais se trouvant sur rade. Pomaré, inquiète, se fit débarquer dans une île voisine. Circonvenue par les missionnaires anglais, elle refusait les offres que lui faisait le gouverneur de la ramener à Taïti où il lui assurait le plein exercice de sa souveraineté protégée par la France. Ne voulant la contraindre par la force, il l'isola en mettant le blocus devant Rareïta, où elle s'était réfugiée. Pour contrebalancer l'influence de la fugitive, il convoqua les chefs du pays et les invita à désigner un régent. Leur choix, ratifié par Bruat, était proclamé le 7 janvier 1845, et salué par des salves d'artillerie cependant que flottait pour la première fois le nouveau pavillon tahitien, écartelé du drapeau tricolore.
Presque au même moment, arrivait dans les eaux de l'île la corvette anglaise le Talbot, venue pour rendre les honneurs au pavillon du Protectorat, mais l'hommage qu'il était prêt à rendre au drapeau de la reine, il refusa de l'accorder au régent qui représentait une autorité, usurpée à ses yeux. Cette abstention était une provocation directe à la révolte. Sans perdre un instant, le gouverneur fit notifier au commandant du Talbot qu'il lui interdisait toute communication avec la terre et fit garder les abords de la corvette par des canots armés lui défendant toute tentative d'intelligence avec le pays. Le Talbot n'insista pas et reprit la route des Sandwich.
Ce geste du représentant de la France donna à réfléchir aux indigènes qui ne pouvaient plus croire à la supériorité de la puissance qui les soutenait et le calme se rétablit. Bruat en profita pour organiser sans retard l'administration des îles et la défense des positions principales. Sous sa direction, la colonisation faisait déjà de rapides progrès quand les épreuves recommencèrent et lui donnaient l'occasion d'établir notre autorité sur des bases plus solides que le bon vouloir des indigènes. La période de la conquête commençait.
Aux premiers symptômes d'agitations, le gouverneur organisa une expédition destinée à soumettre tout l'archipel. Il débarqua, avec l'Uranie, une colonne de quatre cent cinq soldats et marins; à Huahiné où s'étaient rassemblés les insurgés et avec des pertes minimes cette fois, il réduisait les résistances en plusieurs combats à Hapapé, à Papena et à Faaa.
Il était entré en fonctions le 14 octobre 1843 et, par une ordonnance royale du 17 avril 1844, il était devenu gouverneur des établissements français de l'Océanie et commissaire du Roi près de la Reine des îles de la Société. La France consacrait ainsi les éminents services du marin qui s'était révélé aussi hardi en politique que sur mer.
L'arrestation de Pritchard avait causé une vive irritation de l'Angleterre. Faisant un pénible sacrifice à la paix du monde, le gouvernement françaisreconnutdes torts qu'il n'avait pas eus, sans cependant désavouer son représentant. Le 10 août 1845, l'amiral français Hamelin et l'amiral britannique Seymour réglaient en rade de Papeïti l'indemnité accordée à Pritchard. Les deux amiraux étaient animés du même esprit de conciliation, mais Seymour avait reçu l'ordre de ne pas admettre l'extension de notre autorité sur les îles Sous le Vent. Cette déclaration, jointe à l'effet produit par le désaveu éclatant de l'arrestation de Pritchard, raviva les espoirs des indigènes et remettait en question la légalité de notre protectorat.
Hamelin avait apporté à Bruat les instructions du gouvernement français : «si le calme était rétabli, il n'y avait qu'à offrir à Pomaré la restitution de sa souveraineté ; si elle refusait, un gouvernement provisoire la remplacerait, et si l'ordre était troublé, le gouverneur n'avait qu'à prendre les mesures qu'exigeaient les circonstances.»
Hamelin, confiant dans la valeur et la sagesse de Bruat, ne voulut pas lui enlever le mérite des mesures à prendre et le laissa entièrement maître de la situation.
Avisant au plus pressé, le gouverneur renforça les points les plus importants de ses territoires et se prépara à réparer, par un grand succès moral, l'atteinte qu'avait subie l'honneur national.
Le 26 mars 1846, la révolte générale éclata par une incursion des Indiens dans la capitale. Ce hardi coup de main faisait prévoir les plus graves dangers. Pendant que le gouverneur prenait ses mesures pour le salut commun, on le pressait de mettre en sûreté sa propre famille en l'envoyant sur l'un des bâtiments ancrés dans la rade. Cette précaution eût été un aveu d'inquiétude et il la jugea indigne du chef de la colonie. Ce qu'il voulait avant tout, c'était affirmer son entière confiance.
Conduits par quelques aventuriers européens, les Indiens commençaient avec méthode l'investissement de la ville, dont la situation devenait chaque jour plus critique. Bruat attendait le retour de l'Uranie pour leur infliger une leçon sanglante. Assiégé dans sa capitale et ne pouvant compter sur aucun secours, il ne pouvait se résoudre à la simple défensive; par des sorties continuelles, il infligeait à l'ennemi des pertes sérieuses. Enfin, le 16 décembre, après un blocus de plus de six mois, il confiait à son ancien compagnon de captivité en Algérie, le commandant Bonard, la mission de surprendre les rebelles par une attaque vigoureuse. Après un brillant succès près de la petite ville de Fatahua, il prenait en personne le commandement des forces françaises, se jetait sur l'ennemi et lui infligeait une défaite qui assurait définitivement la possession de l'île.
Pomaré comprit qu'elle n'avait plus à compter que sur la générosité du vainqueur.Elle lui demanda sa protection par un billet d'une naïveté inconnue dans le monde diplomatique :
«A Bruat,
Bonjour à toi.
Voici ma parole à toi. Viens toi vers moi; maintenant je suis très affligée et aussi avec beaucoup de chagrin. Aussi viens avec ton grand bateau. Ma parole est terminée.
Bonjour à toi.
Pomaré. Femme-reine.»
Le 22 janvier 1847, elle s'embarquait à bord du Phaëton et, le 7 février, elle était reçue officiellement à Taïti par le gouverneur et reconnue par lui reine des îles de la Société, sous le protectorat de la France.
Ainsi se terminait une entreprise coloniale qui, pendant trois ans, avait risqué de compromettre la paix de l'Europe.
La réussite en était due à la ténacité de Bruat. Dès le 17 octobre 1844, il avait été nommé commandeur de la Légion d'honneur; le 4 septembre 1846, il était promu contre-amiral, et l'année après, grand-officier de la Légion d'honneur.
Lorsque le fait d'armes décisif de Fatahua et la soumission de la reine furent connus en France, l'Uranie, portant le pavillon de l'amiral, cinglait vers le port de Brest où l'attendait un message lui apportant «l'expression de toute la satisfaction du Roi et du gouvernement. »
Avec une poignée de Français, isolés au bout du monde, le marin alsacien avait ajouté à notre histoire coloniale une nouvelle page de gloire et redonné au pays la confiance de sa force au delà des mers. Il s'était montré de la race des anciens découvreurs à qui nous avions dû, jadis, la possession du Canada et de la Louisiane.
Quatre années d'épreuves et de lutte avaient ébranlé sa robuste constitution; il avait dû prendre un congé de huit mois qui n'était pas terminé quand le contre-coup des journées de juin 1848 se fit sentir dans les ports. A Toulon, surtout, la situation était des plus troubles. Le gouvernement, connaissant l'énergie de Bruat, lui confia, le 17 juillet, la préfecture maritime de Toulon pour y rétablir l'ordre. Les ouvriers de l'arsenal s'étaient laissé en- traîner à l'indiscipline, au grand détriment de nos constructions et de nos armements maritimes. La fermeté de l'amiral fit rentrer les égarés dans le devoir et Toulon reprit, en quelques jours, la physionomie d'un grand chantier de travail.
Le 3 octobre, il était brusquement relevé de ses fonctions pour aller pacifier les Antilles où l'affranchissement des noirs avait provoqué des incidents sanglants. Nommé gouverneur de la Martinique et de la Guadeloupe, il s'acquittait de cette mission avec autant de succès qu'à Taïti et à Toulon. Lorsqu'il en revint, le 17 juillet 1851, l'ordre et la prospérité étaient depuis longtemps rétablis dans la riche colonie qu'il avait sagement administrée.
Le 3 février 1852, il était nommé vice-amiral et remplaçait l'amiral Hamelin à la commission mixte des Travaux publics. L'année suivante, le 27 octobre, il recevait le commandement de l'Escadre d'évolution de l'Océan, tout heureux de se retrouver à la mer et au milieu des équipages. Il préparait les bâtiments et les hommes à une guerre dans laquelle la France était près d'être entraînée.
Enfin, le 1er juillet 1854, il ralliait dans la baie de Balchik la flotte de l'amiral Hamelin qui transportait le corps expéditionnaire d'Orient en Turquie. En une seule journée, il débarquait sous les murs de Varna 9.000 hommes de la 4e division de l'armée d'Orient. A partir de ce moment, il participe à toutes les opérations de la marine, donnant partout l'exemple, au feu et aux manœuvres. L'on connaît les hésitations qui ralentirent les opérations de l'armée dans ses débuts. Bruat fut un des plus ardents partisans du débarquement en Crimée, et ce fut lui qui fut chargé, de concert avec l'amiral anglais Lyons, de faire la reconnaissance des côtes en vue de la descente et de l'attaque. Pendant l'exploration, les flottes alliées furent étonnées de voir le Montebello, sur lequel flottait le pavillon de Bruat, se détacher de l'escadre et filer droit sur l'entrée de Sébastopol. On savait l'amiral audacieux, mais personne ne pensait qu'il voulait prendre la ville à lui seul, aussi regardait- on sa manœuvre avec un intérêt croissant. Arrivé au milieu du goulet et à portée du canon des forts, le Montebello stoppa et l'on vit les officiers examiner avec soin l'intérieur du port et chercher à en relever les défenses. Puis, quand hissés dans les hunes, ils eurent pris des croquis, le gros trois-ponts vira et revint rapidement rallier l'escadre avant que les Russes n'eussent eu le temps de le canonner.
A son retour à Varna, l'escadre fut atteinte par l'épidémie du choléra qui venait d'éclater de façon foudroyante. Le 10 août le terrible fléau faisait son apparition à bord du Montebello; le lendemain, on y comptait trois cents malades ; les hommes valides pouvaient à peine suffire à les soigner.